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MAI 08

Brutal ? Part 1

J'ai eu peur de lui la première fois.
Je me souviens de son entrée. Imposant, il occupe toute l'embrasure de la porte. Je l'accueille et lui tends la main. Il me toise du haut de ses deux mètres. Il hésite, comme s'il cherchait quelqu'un d'autre. Il entre et s'installe. Le fauteuil me semble trop étroit pour lui.
Il se présente en quelques mots : la quarantaine, autodidacte et "pro" de la conduite de grands projets. Il y a six mois, son DG lui a confié la direction d'une équipe d'experts.
Puis il pose son objectif : il doit "professionnaliser cette équipe aux pratiques trop artisanales". Mais aujourd'hui la direction le juge "trop brutal dans ses méthodes, trop violent dans ses relations". Alors il veut "apprendre à arrondir les angles"


Oui, il y avait une forme de brutalité dans ses jugements, dans sa manière d'être avec moi, ou plutôt sans moi. Il m'a fait penser à un ours. Je me suis senti petit devant lui, inquiet aussi. Comment travailler la brutalité, la violence en coaching ?

C'était il y a un mois. Aujourd'hui, Nicolas est là devant moi. Des larmes coulent doucement sur ses joues. Elles ont surgi brusquement, sans crier gare.
Je cherche un mouchoir. La boite est rangée là d'habitude, dans la bibliothèque. Comment a-t-elle pu disparaître !? Gêné, démuni, je m'agite. Je reviens finalement vers Nicolas :
- De quoi auriez-vous besoin ?
- Simplement d'un mouchoir… Excusez moi…
Je cherche alors dans mon sac. Plus calme, je redéroule le film de la séance. L'instant d'avant, Nicolas pointait l'incompétence de sa nouvelle équipe. De sa hiérarchie, aussi. Révolté, il me confiait son envie de remplacer sans attendre chaque collaborateur, de "crasher toute l'équipe" !
Démuni et excédé, j'ai lâché cette question :
- Mais d'où vient cette rage de détruire ce qui vous est confié ?
C'est alors qu'il a parlé de la maladie, de la maladie d'Alzheimer. "Une dégénérescence absurde, une destruction de la vie par la vie…". Sa voix avait changé. Il semblait parler d'une expérience proche. Mais de qui parlait-il ? Quand j'ai posé cette question, sa voix s'est amenuisée puis enrayée. Les larmes sont venues…

Je retrouve enfin un sachet de kleenex. Un silence s'installe. Je l'observe, ému. Il a d'immenses yeux verts. Je décide d'aller dans l'espace qui s'ouvre ici :
- Qu'est-ce qui vous touche ?
Nicolas pose un mouchoir froissé sur la table, puis me regarde :
- Je ne sais pas parler de ça…
Je fais alors écho à ses mots :
- Juste avant, vous parliez de l'absurde de la vie, de la finitude de chaque être humain…
L'émotion est toujours là, mais contrôlée. Alors je poursuis :
- Ça parle aussi de vos proches, de vous, de moi…
- Oui mais je n'ose pas imaginer ça pour moi…
- Ça n'est pas imaginaire. La maladie, la vieillesse et la mort ne sont pas imaginaires…
Long silence. Nicolas est pensif. Il m'observe puis lance soudain :
- Je pourrais donner ma démission !?
- Oui, comme un autre déni de la réalité.
- Ou bien une forme de chantage !
Alors que faire ?
- Qu'avez-vous envie de faire ?
- Changer leurs méthodes trop artisanales. Ils ne sont vraiment pas pro !
En début de séance, Nicolas m'a raconté comment il confronte son équipe, faute de pouvoir "changer de casting" comme dans ses projets. Alors maintenant ses collaborateurs ont peur de lui. C'est cette peur exprimée, relayée vers la Direction, qui a déclenché sa demande de coaching.
Je réalise que nous sommes maintenant revenus au point de départ ! Mais après un détour par des données existentielles : l'absurde de la vie, la finitude, l'imperfection… Et ma peur a disparu. Peur de lui, peur de ne pas apprivoiser la brutalité. Ces allées et venues sont peut-être une clé. Je confronte alors Nicolas :
- Ils vous montrent aussi que vos méthodes de management ne sont pas pro.
- Que voulez-vous dire ?
- Ils vous disent votre impuissance.
- Oui bien sûr… Mais comment sortir de ça ?
- Sortir ou peut-être entrer : accepter cette réalité-là aussi…
Nicolas me regarde avec ses grands yeux. Un long silence s'installe. Il est l'heure de clore : les séances durent une heure seulement. Une heure tous les quinze jours, tôt le matin. C'est inédit pour moi, mais Nicolas voulait "aller vite" dans ce coaching ! J'ai laissé faire et précisé que nous adapterons le parcours au fil de nos rencontres et de nos besoins mutuels.
- Nicolas, comment souhaitez-vous clore maintenant ?
- J'ai envie de me poser… J'ai besoin de réfléchir à toute cette première séance. J'aimerais programmer la prochaine plutôt dans trois ou quatre semaines. Et en fin de journée si possible.

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L'histoire continue : ici