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AOU 13

Les poissons ne ferment pas les yeux

J'avais aimé parler ici d'un petit livre angélique d'Erri De Luca : Au nom de la mère. Et cet autre livre-là est tout aussi délicieux. C'est comme la première étoile qui apparaît dans le ciel. Un voyage vers cet instant de la vie entre l'enfance et après, là où on apprend à la fois la douceur des baisers et la cruauté du monde.
Un livre à savourer allongé dans l'herbe, sous le ciel.


"Et elle se laissa glisser sous l'eau. Je plongeai moi aussi pour la faire remonter et elle me prit la main. Nous sommes sortis pour respirer, elle tenait toujours ma main. [...] Je n'avais jamais rien touché d'aussi doux jusque-là. Pas même jusqu'à aujourd'hui, maintenant je le sais. Je lui dis que la paume de sa main était mieux que le creux d'un coquillage, pendant que nous regagnions le rivage, détachés. « Tu sais que tu as dit une phrase d'amour ? » dit-elle."

D'autres extraits :

Un après midi, je sortis par la porte dont je n'avais jamais eu la clé. Je la fermai doucement et je descendis les plus profondes marches de ma vie, que je ne devais jamais remonter pour vivre à nouveau là. Un peu sonné, je pris le chemin de la gare, ma tête résonnant de l'adieu que je n'avais pas dit. Le funiculaire, puis le bus, puis le train et au total dix-huit-ans : je les quittais, je m'arrachais au temps passé comme on arrache une herbe du mur, le laissant tout propre.

*

Elle s'approcha de moi. Instinctivement, je voulus me tourner de l'autre côté, mais une force imprévue poussa ma tête vers elle. Le baratin qui m'était venu si facilement quand je ne la regardais pas s'arrêta net. Elle était si belle tout près, les lèvres entrouvertes. Les lèvres d'une femme m'émeuvent quand elles s'approchent, nues, pour un baiser, elles se déshabillent entièrement, du haut des mots jusqu'en bas.

*

Le premier couple humain créé dans un jardin le sixième jour, eut au-dessus de lui la première nuit sans limites. À leur insu, l'appétit, la soif, l'enthousiasme et le sommeil s'éveillèrent dans leurs corps. La première nuit, inconnue, leur sembla le reste du jour numéro un, effrité en petits points lumineux. Ils ne savaient pas si le soleil reviendrait, alors ils s'embrassèrent. Leurs bouches se trouvèrent toutes proches et ils inventèrent le baiser, le premier fruit de la connaissance. Cette connaissance était du mercure, un liquide sensible à la température des corps. Je connais cette première fois car j’ai eu moi aussi cette heure sur la bouche, identique instant en commun, sur du sable de mer, le ciel sans toit sur la tête.

Les poissons ne ferment pas les yeux, Erri De Luca, Gallimard, 2013