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JUI 14

Rétromania

- D'accord ! je lui ai dit.
Je lui ai dit ça ce soir-là plutôt à contre-cœur. Parce que lui passer ma vieille 206 pour venir à Paris le lendemain, cette décision-là j'avais l'impression qu'elle me l'arrachait au fond. Parce que je flippe toujours à l'idée qu'on m'arrache quelque chose que je crois précieux.
Depuis, bien sûr, j'ai compris que ça vient de loin tout ça ; de l'époque où les bébés sont "propres à neuf mois" ; performants et dociles, forcés et bien dressés alors.
Le lendemain c'était la grève surprise ; alors, dès huit heures, ce serait le chaos sur les rails et sur la route. Et c'est pour ça, pour la prévenir, que je l'ai appelée ce soir-là. On avait rendez-vous à Paris à 14h00 pour animer un groupe en duo. Mais, manque de pot, c'est le lendemain aussi qu'elle emmenait sa voiture à elle au contrôle technique. C'était la date limite. Il y avait un train à 7h26 mais elle voulait rien savoir. Elle aime pas le train ; et encore moins les jours de grève sauvage.
- Alors tu mettras de l'essence et tu paieras tous tes PV, j'ai ajouté, un peu sèchement et agacé.
Et il y a eu un silence à couper au couteau. Du bout des lèvres, elle m'a dit "merci" et puis elle a raccroché. Il y a eu encore un silence, genre juste après une grenade dégoupillée.

Elle a rappelé sept secondes après. Sept secondes c'est le temps qu'il faut pour qu'une grenade offensive pète.
- T'es un gamin ! T'es cramponné à ton jouet, à ta voiture à pédales ! elle m'a lancé, en rage et en larmes.
Dans ces moments-là, j'ai l'impression d'être pris avec elle dans un film de Pedro Almodovar. Et puis elle a commencé à me raconter que, vingt ans plus tôt, quand elle était étudiante à Bordeaux, elle arrivait d'Espagne un peu démunie et son grand-père lui avait confié sa vieille Ami 8 ; et sa mère lui avait lancé : "Mais tu paieras tous les PV !" Alors dans sa mémoire, ce soir-là, mes mots à moi et ceux de sa mère ça a pas fait de différence.
C'est un peu une nuit de fin du monde qui a suivi, de fin du monde.

Le lendemain, au petit matin, devant la pompe à essence de la station Leclerc de Saint-Denis-les-Sens, elle a soudain hésité. Elle a cherché un indice ou un code couleur sur la trappe du réservoir et sur le moteur. En vain. Cette voiture-là est bien trop vieille. C'est juste marqué HDi sur le coffre arrière. Alors elle a voulu m'appeler. Elle sait pas que c'est dangereux d'utiliser un mobile près d'une pompe à essence.
- Essence ou gas-oil ? elle a demandé sur mon répondeur. Mais moi, à ce moment-là, j'étais déjà en séance.
Alors, comme on lance un dé sur un tapis de jeu, elle a cliqué sur Essence SP 95. Et je lui avais dit "Tu mettras de l'essence", alors elle m'a pris au mot. La femme numérique a dit : "Allez vous servir en super sans plomb 95".
Elle a fait le plein. Et puis elle s'est lancée sur l'autoroute. Sans doute un peu inquiète quand même au fond.
Et c'est à la hauteur de Montereau-Fault-Yonne, là où il y a plein de travaux depuis des semaines, et une seule voie comme un long couloir étroit, là où ça monte un peu aussi, et derrière elle des poids lourds lancés à fond malgré la vitesse limitée, c'est là que le moteur de la vieille voiture à pédales a fait soudain un bruit bizarre. Et puis plus rien. Elle a voulu appuyer sur Warning, comme dans sa voiture à elle quand ça ralentit soudain devant elle. Mais elle savait pas où c'était la touche Warning parce que c'était la première fois qu'elle prenait ma voiture. Elle a voulu accélérer mais ça répondait plus du tout sous son pied. Et, derrière elle, un trente tonnes rutilant arrivait comme un boulet.


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