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JUN 15

C'est sale ?

 Ça m'a fait vraiment bizarre de vous serrer la main, là, en entrant, je lui dis. 

Je lui dis ça à peine allongé alors que d'habitude je me torture pour savoir comment commencer. Et je continue :

 Je sais bien que c'est un rituel social, mais ce soir soudain c'est très bizarre pour moi. Je crois que certains psys ne font pas ça : ils ne touchent jamais leurs patients. Et c'est peut-être à cause de ce côté bizarre au fond.

 Et moi, je sers la main, elle dit.

Elle me dit ça du tac au tac comme pour enfoncer le clou ou peut-être qu'elle se sent attaquée dans sa manière de faire là. Mais je ne cherche vraiment plus la bagarre avec elle à présent. Ou alors c'est de plus en plus inconscient ! 

Et je continue :

 Oui, je vous touche, vous me touchez, on se touche un instant. Et quand je m'entends vous dire ça, je trouve ça ambigu, connoté. Depuis que je viens ici, tout est de plus en plus polysémique. C'est une manière élégante de dire que ça vire très vite au sexe. Ici et ailleurs. Mais ce soir le bizarre c'est tout autre chose, je crois. C'est à cause de la chaleur, de la moiteur de la peau. Je suis venu en Vélib, je transpire un peu et alors je me dis que vous avez sans doute senti ça au contact de ma main. Et surtout que vous trouvez ça peut-être un peu sale, non ?

J'ai mis un point d'interrogation là, mais j'imagine qu'elle ne répondra pas à ça. Parce qu'elle ne me dit jamais ce qu'elle pense de moi, sinon ça répète mon histoire d'avant et je n'avance pas. Et c'est mieux que je déplie ça encore un peu et tout seul.

– Dans l’ascenseur, j’ai voulu me nettoyer un peu les mains avec un gel aseptisant pour pouvoir arriver ici aseptisé. C’est pas exactement le nom mais j’ai un flacon de ça dans ma musette et ça dissout les bactéries. Mais, là, à cause de la chaleur peut-être, ça collait. Et alors le remède était pire que le mal !

Derrière moi, je l'entends répéter ma phrase d'avant :

 Arriver ici aseptisé !?

Elle est un peu étonnée, je crois, parce qu'elle me dit de ne pas me censurer ici. Et c'est vrai que, même si ses murs sont tout blancs et impeccables et que ça me fait parfois penser à une salle blanche, ici c'est tout sauf aseptisé avec elle !

 Oui, c'est bizarre je vous l'ai dit. Mais attendez c'est encore plus fou : après vous avoir serré la main et posé ma musette, mon regard s'est porté sur le bord de votre fenêtre entrebâillée. Juste avant de m'allonger. Et j'ai cru apercevoir une tache sombre sur le rebord en ciment. J'ai imaginé que c'était des chiures d'oiseaux : des pigeons ou de tourterelles. Mais je voyais mal à travers le rideau. C'était trop flou. Et je me suis demandé si les pigeons et les tourterelles montaient jusqu'ici ?

– …

 Tout ça s'est passé en quelques secondes. C'était comme le temps des rêves, un temps soudain distendu ou comme si j'étais dans un état halluciné ou en hyper acuité. Mais pourquoi, ce soir, je cherche des traces de sale, sur moi ou autour de vous ? Et pourquoi je redoute ça aussi ?

 Oui, pourquoi ? elle répète.

 C'est quelque chose comme du dégoût peut-être et tout le contraire aussi, je crois.

Ça c'était juste le début de la séance. Et elle, ce qu'il l'intéresse c'est plutôt le passé, parce que c'est de là que vient l'essentiel au fond. Alors elle m'a demandé ce qui était sale, autrefois ? Et qui disait ça ? Et ce soir-là j'ai vraiment voyagé sans censure !

Certains disent qu’accompagner c’est mettre des mots sur des sensations, des souvenirs. Mais le divan c’est aussi mettre des sensations sur les mots servis autrefois, gobés comme ça, avalés tout crus. Ces mots qui, mine de rien, apprennent à aimer ou au contraire à se dégoûter, de soi ou de l'autre.

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