24
OCT 15

Là, tu fais plus ton malin

Mais comment vous faites pour vous verser un salaire ? elle te demande.

C'est ta nouvelle conseillère clientèle pro qui te demande ça parce qu'elle a sous les yeux la liasse fiscale de ton année d'avant et alors toi tu te dis que tu vas peut-être devoir lui expliquer pourquoi tu te verses pas de salaire quand t'es en profession libérale. (Mais tu sais bien que pendant très longtemps toi aussi, même quand t'es devenu indépendant, t'as encore voulu te verser un salaire, comme quand t'étais consultant en cabinet. Et tu faisais ça chaque mois, jusqu'au jour où, - il y a pas si longtemps - , t'as enfin compris qu'en faisant ça tu payais un paquet de charges à l'URSSAF, au RSI, à la CIPAV (tu fais pas trop la différence) et plein d'impôts aussi.

– Comment vous faites pour vous rémunérer, je veux dire ? elle change un peu sa question parce qu'elle voit bien la tête que tu fais quand tu rumines, quand tu pars sans elle dans les dédales de ton histoire intime.

Et l'instant d'après, tu recafouilles, tu t'emmêles un peu les pédales, parce que tu évoques un peu ton métier et elle te demande :

– Mais ceux qui viennent vous voir, pourquoi ils viennent voir un psychiatre ?

Tu te dis que cet instant-là ça ferait un bon tweet mais là tu t'encafouilles parce que l'assistante de cette jeune banquière, quand elle a voulu prendre ce rendez-vous, elle t'a aussi un peu questionné sur ton métier : "Mais c'est quoi un coach ? Y en a plein ! Ça veut tout et rien dire !"

Toi, t'as rien dit, t'as pas fait ton malin parce que depuis plusieurs jours ton compte était à découvert et que ça serait peut-être long de lui expliquer que les entreprises te paient à 45 jours. Et tu savais pas trop si ce rendez-vous avec la nouvelle banquière c'était comme un contrôle, genre contrôle fiscal ou barrage de police, avec alcootest alors que t'es à jeun et que t'as pas pris de substances illicites depuis ton adolescence.

Et si t'es là aujourd'hui c'est parce que ta conseillère d'avant – elle s'appelait Zoé – , elle est partie faire un bébé ; et que Zoé, au premier rendez-vous, elle t'avait pas du tout pris pour un psychiatre parce qu'elle t'avait d'abord gogolisé et puis elle s'était abonnée à ta fabrique de billets, enfin à la newsletter de ton blog. 
Et toi, alors tu l'avais un peu questionnée sur son histoire pour comprendre pourquoi une jeune femme devient banquière. Et elle, de fil en aiguille et du coq à l'âne, elle t'avait raconté qu'elle était "fille de gendarme". C'est comme si elle plongeait, direct, en associations libres et jusqu'à la scène primitive. Et là, aujourd'hui, tu te demandes comment c'est un bébé d'une banquière fille de gendarme. Et ce qu'il deviendra ce bébé-là.
C'est bizarre, tu te dis, tout ce questionnement.

– Je vais renouveler votre autorisation de découvert elle te dit ta nouvelle conseillère.

Elle a un contrat entre ses mains à présent. Elle ajoute que c'est pour un an mais que c'est un avenant et que c'est payant alors, mais qu'elle a regardé ton compte dans son ordinateur et qu'elle fait un geste parce que t'es un bon client (c'est curieux cette expression-là "faire un geste" parce que, là, elle bouge pas du tout ; en clair, elle te fait pas payer les frais !).
Mais toi, à ce moment là, tu comprends plus rien parce que t'es encore à découvert et t'aimes pas du tout ça mais tu te dis que c'est peut-être comme le jour où t'as arrêté de te verser un salaire. Oui, à partir de ce jour-là, l'URSSAF, le RSI et la CIPAV, et les impôts aussi, t'ont remboursé des milliers d'euros qu'ils t'avaient pris l'année d'avant. C'était comme un redressement fiscal mais à l'envers. Tu t'y attendais vraiment pas.

Et tu te souviens que Zoé, l'autre banquière, elle avait aussi essayé de t'expliquer que tu pouvais être à découvert pendant plusieurs jours, et même plusieurs semaines si tu voulais, que c'était vraiment pas un problème parce qu'elle voyait bien que tes factures client étaient toujours réglées finalement. Et c'est vrai quand tu te retrouves à découvert, parfois, le taux est dérisoire. Mais c'est encore très compliqué pour toi l'argent, t'as toujours peur d'en devoir aux autres ou qu'on te vole !

Bon, là, ça fait plus du tout un tweet c'est devenu un billet alors tu continues un instant sur le fil des associations libres, enfin sur le divan.

Oui, parce que le soir de ce jour-là tu voyais ta psy et en arrivant t'as repensé à la fois où t'avais peut-être voulu la voler mine de rien. Cette fois-là quand tu l'as payée il manquait 20 € et elle, la séance d'après, sans se démonter, elle t'a dit : "Il manquait 20 € la dernière fois". 

Toi, sur l'instant, t'as pensé qu'elle avait mal compté et que c'est elle plutôt qui voulait te voler peut-être ? Mais tu pouvais plus savoir hélas (et t'en sauras jamais rien d'ailleurs). Alors t'as dû lui faire confiance et tu t'es dit d'accord c'est un acte manqué donc réussi en tout cas inconsciemment (et il a bon dos l'inconscient !) et tu as rajouté vingt euros.

Et, le soir de ce jour-là, t'es un peu furieux parce que tu dois lui payer la séance de mardi quand t'es pas venu, quand t'as décidé d'aller plutôt à une conférence sur "les correspondances entre psychanalyse et systémique dans le coaching d'entreprise" (tu voulais surtout y aller parce qu'il y avait François Balta, un thérapeute familial qui, à sa manière et il y a bien longtemps, t'as initié à ton métier) et alors tu trouves que c'est du vol de payer ta psy pour cette séance parce qu'elle a pas voulu la remplacer.

Tu t'énerves un peu, même si tu vois bien que ça te rappelle ton adolescence quand tu voulais sortir - aller à une boom ou retrouver ton amoureuse -, et que tu demandais la permission mais c'était Non ! (il n'y avait pas d'issue, ni de contre-pouvoir d'ailleurs, et c'était un peu fou alors, tu trouves).

Et ta psy, même si tu t'énerves là, elle se démonte pas :

– Est-ce que vous avez volé des choses à votre mère ou à votre père quand vous étiez enfant ?

Whaou ! Elle vient de reprendre ton accusation qu'elle te vole quand tu dois payer la séance pas remplacée et elle te la retourne en mode voyage en enfance. Ça te surprend d'abord et puis ça te choque, sa question.

– Les enfants font ça, parfois, elle ajoute, comme pour t'inviter à te décoincer un peu.

Enfin, tu sais pas si elle fait ça pour ça mais soudain tu ris beaucoup, là, sur son divan. Et alors tu retrouves la mémoire de cette fois où tu avais dérobé une ou deux pièces de 20 centimes dans le porte-monnaie de ta mère. Pourtant il était bien caché son porte-monnaie.

C'était la fin de la séance mais, depuis, y a pas mal d'autres souvenirs qui te reviennent.

***

En photo, là, le coffre-fort au sous-sol de ton agence que Zoé la banquière avait aimé te montrer.