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DéC 15

A l'heure de l'apéro

Il y a un truc que j'ai envie de faire sur le divan, là, mais je n'ose pas vous le dire parce que c'est un peu fou, c'est déplacé et je ne sais pas trop si ça se fait ? 
– … ?!
– Si ça se fait de le dire, je veux dire, pas forcément de le faire ?
– … !??
Là, je mets des points d'exclamation et d'interrogation sur son silence mais je crois que ça la surprend pas au fond ce genre de pensée. Je continue alors :
– Je pense à ça depuis plusieurs séances, mais plus j'essaie de le garder pour moi ou au contraire de le chasser, plus ça m'accroche ! Alors je vais vous le dire. 
– Oui, du moment que vous ne faites pas ce que vous dites, ici vous pouvez tout dire.

– Ah ! D'accord.

Je dis Ah !, là, comme si j'étais étonné parce que jusqu'alors quand je venais ici c'était un peu comme en confession. Je sais que ça n'a vraiment rien à voir mais c'est comme une empreinte ancienne et tenace. Et ma psy, au début, elle en rajoutait sur ça comme si elle se moquait un peu de moi : "Même jour même heure, ici, comme à la messe ! Mais ce soir c'est pas du tout ça : je comprends que je peux vraiment tout dire ici sans attendre ni châtiment ni absolution. Alors je continue :

– Alors voilà, j'ai très envie de prendre une bière, là, sur le divan. Enfin de partager une bière avec vous !

Ça m'embête un peu de m'entendre dire ça parce qu'une chose c'est de ruminer les choses (entre soi et soi), et une autre c'est de s'entendre soudain dire ces choses à un autre. Et, en même temps, c'est tellement fou cette phrase que ça me donne l'idée d'en faire un tweet,  ou une perle de divan, genre "Il prend une bière sur le divan".  Mais je suis pas là pour ça, c'est pas pour préparer des tweets ici.

– Oui, et ça vous évoque quoi ça ?

Elle se démonte jamais ma psy avec mes pensées un peu loufoques. Cette question-là elle est toute simple en apparence, mais elle a toujours un effet direct sur moi.
Je me demande pourquoi ça ne marche pas quand je suis tout seul ? Parce que c'est avec elle que ça se passe et avec toute la tension que je me mets, avant, d'en parler ou pas. (Il y en a autour de moi qui disent qu'ils font leur "auto-analyse" mais l'analyse ça peut trop marcher sans l'autre.)

C'est un peu comme le matou sauvage, un peu fou aussi, qu'on a apprivoisé à la campagne. Quand il a faim, il miaule, il se dodeline, il réclame des croquettes en restant sur le seuil de la porte. Moi je lui dis : "Allez ! viens, rentre ne serait-ce qu'un instant" mais ce qu'il semble vouloir c'est d'abord une interaction avec des caresses. Et il ne rentre jamais vraiment dans la maison, il veut que je lui pose sa gamelle de croquettes sur le seuil et avec des mots. Et des caresses toujours. Et seulement après alors il mange. C'est aussi un être de lien.

Bon, si je reviens sur le divan, et à la question de la bière, je me souviens soudain de mon père, là. Après le boulot, le soir, il se retrouvait un instant au café avec son collègue Médard et puis son boss (je crois qu'il s'appelait Georges son boss, comme son père d'ailleurs). Il prenait une bière ou un pastis, sur le comptoir. Il évoquait parfois cet instant-là à table avec nous pendant le diner. Et moi alors, j'aurais bien aimé être avec lui, comme ça, des fois à l'heure de l'apéro. Mais j'étais encore un enfant à cette époque. Mais même plus tard, j'ai jamais pris l'apéritif avec mon père, au café ou ailleurs.

Et ma psy c'est toujours après le boulot aussi , à l'heure de l'apéro que je vais la voir. Alors c'est vrai que mon envie d'une bière c'était littéralement "déplacé", déplacé d'hier à aujourd'hui, et de mon père vers elle.
Et ça m'a calmé de découvrir ça, même si c'est tricoté sur un vide, sur un manque. Elle appelle ça le "rapproché du père". Avec la nostalgie de ça alors aussi. La bière ça m'a fait aussi penser un instant à la "mise en bière", mais ce soir-là je n'ai pas trop voulu prendre ce fil-là. 


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