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DéC 15

Des mots qui sont tout un monde

… Doux à ta carnation comme un linge immatériel
Frais sorti de la malle entr'ouverte des âges
 

C'est fou, je trouve, c'est un bout de poème d'André Breton que j'avais aimé apprendre quand j'étais ado et que j'ai retrouvé l'autre soir sur le divan. Je l'avais appris pour personne, enfin juste pour moi, et ça m'est revenu sans le chercher quand je cherchais tout autre chose : le souvenir d'un contact premier, d’un touché peau à peau, originel.

Je cherchais ça dans ma mémoire parce que parfois il y a encore tant de violence sourde en moi et à fleur de peau. Alors, ce soir-là, je me disais qu'il y avait forcément aussi du doux et que ça pourrait être un antidote à tout ça peut-être.

Et c'est d'abord un drôle de mot qui a surgi, un des mots du poème de Breton : carnation. Il est pas engageant ce mot-là, il est très rugueux. Il m'évoque la carne ! Même si, emballé dans la poésie surréaliste, ça l'attendrit un peu.

– Et pourquoi c'est pas les mots chair ou peau qui vous viennent ? m'a demandé ma psy (parce que, pour elle, le peau à peau des origines c'est plutôt la mère et son enfant.)

C'est vrai qu'ils sont tellement plus doux ses mots à elle quand je les entends. Mais je sais pas trop pourquoi je pense pas d'emblée à ça. Comme s'il me manquait des mots simples et tous les souvenirs qui vont avec alors. C'est un peu comme tout ce que j'oublie.

"Tu te caches des choses à toi-même" me dit Eva quand je fais ça. C'est bizarre cette manière de voir, parce que je fais rien pour oublier, bien au contraire.
Mais c'est vrai que je fais ça avec mes clés des fois. Quand je monte dans ma voiture, je pose les clés sur le siège conducteur et je m'assoie dessus. Alors évidement je peux pas démarrer ! Ça paraît absurde mais c'est tellement stressant ma vieille Simca qu'au moment de partir je me crispe et me confuse. Les mots sont comme des clés parfois.

La peau et la chair. La chair et la peau ! Je me demande pourquoi je ne pense pas spontanément à ces mots-là pour retrouver le souvenir des premiers instants et d'après.

– C'est peut-être trop chargé de souvenirs et d'émotions. Alors c'est refoulé, dit ma psy.

La séance d'avant, elle me disait que si je trouve à quoi ça me sert d'oublier mes souvenirs alors je les retrouverais mes souvenirs ! Ça me rassure un peu et alors, oui, ça me sert peut-être à ça d'oublier des choses ou des mots comme ça. Des mots qui sont tout un monde.

Et soudain ça me fait penser que pour venir ici ce soir j'ai pris un nouveau chemin, plus calme que les Invalides, et je me suis arrêté un long instant devant une pharmacie, à l'angle de la rue de Bourgogne. Je suis tombé à l'arrêt là parce qu'il y avait une grande affiche dans la vitrine avec une jeune femme et son enfant. Ils étaient nus tous les deux, peau contre peau, l'un à l'autre, et l'enfant collé contre la poitrine de la femme, la tête dans le creux de son aisselle. Il dormait.

C'était à un feu rouge, et moi qui d'habitude passe toujours au feu rouge en Vélib (mais je fais quand même attention qu'il n'y ait pas de voitures, ni à gauche ni à droite) là, j'ai pris le temps de m'arrêter. J'ai tellement aimé regarder cette photo-là en noir et blanc. C'était ça le peau à peau, tendre, sensuel. Et c'est cette douceur-là que l'on recherche quand on dort l'un contre l'autre, je me suis dit.

***

En photo : "La poésie se fait dans un lit comme l'amour. Ses draps défaits sont l'aurore des choses." André Breton

Et le bout de poème sur le doux et la carnation c'est extrait de "L'Air de l'eau".