04
JAN 16

Tout le sale et tout le rayé

"Demain, je n'aurai plus de bureau et je serai coincé entre la femme gnangnan et l'homme qui pue."
Il te dit ça d'un air "grognon" (c'est son mot pour décrire son humeur depuis quelques jours). Et tu peux comprendre, – enfin tu imagines –, parce qu'un grand chambardement se prépare dans sa boîte pour le début de l'été. Oui, tout le monde devra déménager dans un open space et lui sera traité comme tous les autres, au milieu des autres, même si c'est un boss.

La gnangnan, le grognon et l'homme qui pue, c'est comme les personnages d'un conte pour enfants, alors tu lui demandes comment c'était quand il était petit ? au niveau promiscuité, tu précises.
Non, pas de communs, il te répond. Il a toujours eu sa chambre à lui, bien à part, parce qu'il n'avait que des sœurs qui, elles, étaient ensemble et sous les toits. Euh, non pas du tout ! il a jamais eu envie de partager un peu de leur intimité.
Toi, tu évoquais ça un instant parce que tu te dis que les filles 
c'est pas comme un petit d'homme, un jour ça coule, ça saigne. Alors tu oublies ça et tu l'écoutes parler de l'open space et il s'imagine pas du tout avec la femme gnangnan à côté de lui. Elle est peut-être comme sa mère cette femme-là, mais on s'occupera d'elle la prochaine fois s'il la ramène (c'est la secrétaire de son boss) parce que pour l'instant il revient à l'homme qui pue. Et ce sera vraiment insupportable. Alors il veut quitter cette boîte.

Dès le premier rendez-vous, il t'avait parlé de son envie de partir ailleurs, parce qu'il est super frustré par ailleurs. Mais alors t'as passé un pacte avec lui pour qu'il ne passe pas à l'acte, enfin pas tout de suite, juste le temps de l'accompagnement, (c'est un coaching d'entreprise alors ça dure pas trop longtemps), le temps d'élaborer, parce que sinon il risque de répéter le même genre d'histoires dans une autre boîte.

Et là, il continue avec l'homme qui pue, il te dit que ça fait trois ou quatre ans que ça dure cette histoire-là et qu'il a déjà tout essayé : la caresse dans le sens du poil, le passage à la question pour savoir si c'est une maladie (non, c'est pas ça), la colère et la menace, la Communication Non Violente (oui, parce qu'il a fait plusieurs stages de CNV et maintenant il est "girafe niveau 2").
T'as oublié ces concepts-là mais tu crois bien que, dans la CNV, il y a aussi un chacal qui se bat avec la girafe et que ça pue les chacals ? Oui, mais de toute façon ça marche pas toutes ces techniques. Enfin, ça tient deux ou trois mois et puis ça revient. Tu te rappelles aussi des articles dans des revues de management pour dire à quelqu'un qu'il pue au bureau mais c'est pas ça qu'il cherche parce qu'il sait qu'il trouvera pas ça ici, même s'il est de plus en plus dégoûté.
Surtout qu'il a l'odorat et le goût hyper sensibles. C'est parce que son père avait des vignes et qu'il est un peu œnologue. Un peu, seulement, c'est juste une passion (tu imagines un instant que c'est peut-être pour se rapprocher de son père mais tu gardes ça pour toi). Et son côté œnologue il te l'a dit d'emblée au téléphone quand tu lui as donné l'adresse d'ici : "Ah ! Chaptal, je connais bien, il t'a lancé. Oui, la chaptalisation c'est utilisé dans l'art de faire le vin."

Et là, maintenant, il te raconte qu'il a voyagé dans la voiture du gars qui sent pas bon l'autre jour. C'était un trajet d'à peine vingt minutes mais c'était insupportable, parce que cette odeur-là c'est de la transpiration. C'est âcre, ça imbibe et ça diffuse tout autour.
Et le comble c'est que le métier de sa boîte c'est de fabriquer plein de parfums très réputés qui se vendent dans le monde entier. (Avant, ici, t'aurais fait ton malin avec de la systémique, genre "patient désigné" ou Malaussène, bouc émissaire professionnel de l'organisation. Mais aujourd'hui tu te dis que ça plaquerait une explication a priori alors que c'est son explication à lui qui est importante.)
Et tu crois bien que certains créateurs de parfums aiment parfois revenir aux origines, avec alors des fragrances très proches de la pourriture végétale, genre mousse de chêne, odeurs de terre humide ou de champignonnière. Parce que c'est tout à la fois fascinant et repoussant ces parfums-là (il paraît que l'odorat a la mémoire longue et toi alors tu te souviens que ton père, quand il travaillait au jardin, au bout du soleil, il avait parfois cette odeur un peu âcre).
C'est peut-être aussi cette ambivalence-là qu'il cherche avec l'autre homme. Alors t'y vas au bluff, là, tu lui dis qu'il était pas obligé d'aller dans la voiture de l'homme qui pue ?
C'est pas faux ! il te répond du tac au tac. C'est vrai qu'il aurait pu prendre une navette spéciale, parce que ce jour-là c'était les vœux du big boss et plein de bus avaient été affrétés pour l'occasion. Aller et puis retour.
Toi, tu pensais plutôt à un aller-retour avec sa moto parce qu'il vient ici en moto et qu'il se change, comme ça, devant toi, sans pudeur ni souci de promiscuité. Il enlève aussi ses bottes de motard et il enfile des mocassins en cuir. Et puis tout l'inverse, juste avant de repartir. Et ça t'a un peu gêné la première fois alors tu lui as demandé pourquoi il faisait ça et il a dit qu'il faisait toujours ça partout, et que c'est toi qui avait peut-être un problème avec ça (c'est vrai que c'est compliqué pour toi de te déshabiller devant les autres parce que t'avais pas d'espace à toi quand t'étais petit).
Et maintenant il garde ses bottes de motard pendant toute la séance alors que c'était pas pour le frustrer, juste pour qu'il se pose la question mais c'est les autres qu'il a questionné, pour savoir si ça les gênait quand il faisait ça devant eux.

Là, il continue avec l'histoire de l'homme qui pue et il se demande comment il fait ce gars-là avec sa femme ? ou plutôt comment fait sa femme avec lui, hein, comment elle fait ? Toi, tu n'osais pas prendre cette piste-là, (enfin pas trop vite parce que c'est vraiment très intime, tu trouves, cette évocation-là) mais puisqu'il y va, tu le suis :
– Le dégoût ça peut aussi attiser le désir parfois, tu dis.
Il reste un instant interdit et puis il dit non, non. Non, pas du tout ! Lui, il se lave tous les jours et il pue jamais.
Il a dû percevoir que tu évoquais le peau à peau, l'étreinte amoureuse, intime, avec tout le mélange des odeurs, des fluides, du musc et le goût de tout ça. (Alors t'as repensé aux débats que t'as avec Eva sur ça : elle dit que c'est pas trop la peine de renchérir sur cette scène-là en séance. Mieux vaut revenir aux sources parce que ça vient de plus loin tout ça. Et c'est vrai qu'une fois, quand on accompagnait en duo, cette question du sale et du propre a surgit, alors elle a évoqué le petit enfant qui aime regarder et sentir son caca. Et pourquoi pas aussi le toucher ! Elle a aussi ajouté quelques mimiques et des gestes à cette histoire de caca. Et toi, tu te souviens pas du tout d'avoir fait ça.)
Et là, c'est la fin de la séance alors tu lui dis "On continuera la semaine prochaine" et lui il te demande s'il peut passer aux toilettes avant de repartir. Il te demande ça aussi dès qu'il arrive, une fois qu'il a retiré ses habits de motard et là il y retourne.

*

Quand il est revenu la semaine d'après, il a pas du tout reparlé de l'homme qui pue, ni de la femme gnangnan. Mais il a évoqué toutes les rayures sur les rétroviseurs de sa moto et aussi le PV qu'il avait pris parce qu'il s'était garé sur la petite place, juste à côté d'ici, mais c'était bizarre il disait, parce qu'il s'en foutait de tout ça à présent. Et puis il a continué avec tout le sale et tout le rayé contre lesquels il n'arrive plus à lutter depuis qu'il vient ici. Alors il arrête de lutter contre tout ça.
Tu t'es soudain un peu inquiété parce que ça fait seulement 4 ou 5 semaines qu'il vient ici et que ça va peut-être trop vite. Oui, parce qu'il te dit qu'il se sent triste maintenant et toi t'as mis beaucoup de temps pour lâcher tout ça, pour lâcher tout ce que t'avais construit pour te faire croire que tu pouvais lutter contre tout le sale et le chaos, contre toutes les failles et les imperfections de la vie, de ta vie.

***

Photo : Au bord de l'abbaye de Vauluisan (1er janvier de l'année dernière). Une photo que j'aime beaucoup, avec plein d'éraflures naturelles, là et dans la nature.