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JAN 16

C'est comme un rébus

Ça faisait pas mal de temps que t'avais très mal au ventre, surtout au beau milieu de tes nuits. Mais c'est très intime le ventre, alors c'est pas la peine de donner de détails ici.

Et tu t'es rappelé que t'avais un ostéopathe dans le temps. Tu l'appelais le "médecin chinois" pour ne pas dire "le sorcier" parce qu'il avait quand même des pratiques bizarres : il te plantait des aiguilles dans la peau, te papouillait le crâne, il te faisait des passes magiques et un dessin pour t'expliquer les liens entre tout et son contraire… Toi, au fond, tu croyais pas vraiment à toutes ses manips mais quand tu le consultais, pour tes insomnies parfois ou ton dos coincé, ça marchait plutôt bien.

Et puis c'était ta période coach un peu newage, alors tu te posais pas trop de questions (par exemple, sur le transfert que t'avais sur lui et sur l'effet placebo de tout ça). Mais comme son cabinet est rue du Cherche-midi, t'avais quand même fait un tweet genre "Cherche midi à quatorze heures avec le chaman". Et aujourd'hui, avec le projet de recherche "ERREUR 404" tu vois bien que c'était comme chercher quelque part des choses qui ne sont pas là où on les cherche (même si ça soulage un instant).

Et là, cette semaine, comme t'avais de plus en plus mal au ventre, un peu affolé t'as pris un rendez-vous en urgence avec lui.

– La dernière fois que vous êtes venu c’était en 2012, il a dit en te regardant dans ses petits papiers (oui, t'es pas venu ici depuis que tu vas sur le divan). Tu lui as raconté ce qui t'amenait et il t'a questionné (enfin non, il t'a pas vraiment questionné), il t'a conseillé illico de supprimer trois types d'aliments : les laitages, le beurre, les fromages + le pain et les pâtes (à cause de tout le gluten qu'il y a dedans, parce que "ça fait plein de colle dans le macrobiote") + tout le sucré et les gâteaux. T'as trouvé bizarre qu'en quelques années il ait muté en naturopathe. T'as voulu un peu négocier mais il t'a lancé :
– Non hélas ! Vous ne pouvez pas arrêter juste l'un ou l'autre, parce que tout ça c'est comme une association de malfaiteurs.

Oui mais tout ça c'est ton alimentation de base ! Et sans jamais d'excès. Et c'est toujours bio. Oui, plutôt que l'hyper ou le supermarket, t'aime bien aller tout simplement au marché avec Eva et choisir des productions de la maraîchère et du maraîcher, du fromager et de la fromagère, etc (parce qu'à la campagne il y a pas mal d'artisans en duo créatif aussi). Mais lui, il t'a donné l'adresse d'un super vendeur "gluten free" à Paris.
Et puis après, il t'a planté des aiguilles dans les pieds, le gauche et puis le droit, dans le ventre et dans les poignets. Même si c'est des micro aiguilles, t'as eu super mal et soudain t'as pensé à des clous et tu t'es dit que t'es pas Jésus-Christ sur sa croix. Et pendant qu'il te faisait ça, t'as essayé d'imaginer le régime sans laitage ni fromages, sans pain ni croissants, sans beurre ni sucre. Sans rien quoi ! (Enfin, si, des légumes, des œufs des poules du poulailler, des andouillettes, du rougail saucisses…) Mais t'as commencé à douter méchamment. C'était comme un bad trip soudain et c'est toi qui t'étais foutu dedans, tout seul. Alors tu lui as demandé si ça marchait toutes ses combines avec ses aiguilles, même si t'y crois plus du tout ? Il t'a parlé de médecine chinoise, genre là-bas le médecin est payé que si le patient est en bonne santé. Mais pour ça, il faut quand même que chaque malade suive bien la prescription.

Mais pour toi, tes maux ou tes bobos c'est plutôt psychosomatique, ça a un lien étroit avec ton boulot du moment sur le divan. Oui, parce que tu commences à retrouver tes souvenirs d'enfance, enfin à faire des liens entre plein de souvenirs que t'avais éparpillé et alors ça fait comme un rébus et ça donne du sens à des trucs qui étaient en l'air jusqu'à présent. Et comme on n'arrête pas l'inconscient, tu mets les bouchées doubles. Et peut-être que t'as du mal à avaler et digérer le plat de résistance de ton histoire intime, enfin surtout tes tout premiers apprentissages : manger, être propre, dormir…
Parce que t'étais un enfant modèle et précoce pour tout ça (mais au fond tu sais pas trop démêler ton désir de bien faire d'alors et l'influence des techniques de dressage de l'époque : assis, couché, sur le pot, à la même heure, envie ou pas envie…). Alors c'est comme si tes crampes de ventre d'aujourd'hui et tes réveils en pleine nuit, c'est tout ce que t'as pas vraiment exprimé quand t'étais petit. Ça remonte à la surface, c'est le "retour du refoulé" comme disent les psys.
Et bien sûr, il y a tes relations d'aujourd'hui avec ceux que t'aimes et plein de bugs souvent qui te détraquent le bide illico, mais c'est peut-être surchargé du passé aussi.
Et c'est peut-être pour ça aussi qu'aujourd'hui t'aimes bien avoir un instant les ongles sales en vacances, piquer dans les plats avant le repas, retarder le moment d'aller dormir… C'est infantile certes mais maintenant que tu vois faire ça s'appaise !

T'as un peu évoqué le divan avec l'ostéopathe muté en naturopathe mais t'as bien vu qu'il croyait pas trop à la psychanalyse. Tu t'es dit que ça allait être triste et vraiment difficile de suivre le régime indiqué. Et en plus, ça serait un régime éternel, enfin à vie.
– Et le thé et les tisanes ? tu lui as demandé sur le pas de la porte.
– Non ! Essayez de remplacer ça par de l'eau chaude, il t'a répondu.
Là, t'as pensé à des coachs que t'accompagnais avec Eva avant et qui font ça avec plein de protocoles sévères, genre purges, lavements et à jeun. Et ça t'a achevé ça !

T'es sorti plutôt sonné mais tu t'es souvenu que juste en face du cabinet de l'ostéopathe, il y a les Cafés Richard et que ca faisait longtemps que t'aimerais bien remplacer le petit sucrier qui est trop mal foutu à l'atelier. Oui, quand tu venais ici avant, t'avais repéré un sucrier vraiment bien dans la vitrine (le sucre en morceaux c'est pas pour toi, c'est pour les clients qui prennent un café, des fois).
Alors t'es rentré dans la boutique et t'as vu qu'ils vendaient plein de thés aussi.

Et après, t'as filé en Vélib parce que t'avais une séance sur le divan (c'est pas le hasard qui fait bien les choses, c'est toi qu'a fait comme ça, comme si tu voulais comparer ou mettre en rivalité encore !).
Et sur le chemin tu t'es souvenu qu'à la fin de tes années dans le conseil, t'avais une maladie assez grave et évolutive (tu pouvais plus trop courir ni écrire, peu à peu). Et alors tu rencontrais plein de spécialistes qui te balançaient aussi des prescriptions comme ça, sans trop faire cas de toi.
Mais comme c'était une maladie auto-immune, tes enfants t'avaient dit : "Papa, si t'as su la déclencher cette maladie-là peut-être que tu peux l'arrêter ?" Alors t'as cherché sans trop savoir ce que tu cherchais. Et puis un jour, t'as rencontré un médecin qui t'as écouté un instant de plus que derrière ses tableaux cliniques. Il était pas forcément empathique, il a juste pris cet instant-là et il t'a proposé un fil 
régulier de consultations. Alors toi t'as continué de courir mais plus doucement et en forêt plutôt qu'au boulot, à Moscou ou Toulouse, à Lyon ou Bruxelles . Et puis au fil du temps, il y a eu rémission. Ça rentrait dans aucun tableau clinique ce retournement-là mais c'était bien comme ça. Un jour t'as eu une nouvelle poussée alors t'as voulu le revoir ce médecin-là mais il s'était suicidé. Et ta crise c'était une fausse alerte.
Et tu te dis que c'est peut-être ça que tu cherches encore aujourd'hui, un homme qui t'écoute un instant de plus quand t'as vraiment mal.

Quand t'es arrivé chez ta psy t'as essayé de ralentir parce que t'as réalisé que t'es pas obligé de courir pour passer de debout à couché, t'as posé ton sac au pied du divan avec dedans le nouveau sucrier et les thés et t'as dit :
– J'arrive de chez le psychopathe, là.
Oups ! C'était pas du tout pour faire de l'humour ni pour la rime. T'as voulu te rattraper mais tu bugguais toujours, – tu continuais de dire psychopathe au lieu d'ostéopathe – , alors t'es parti dans un fou-rire. Mais ta psy elle t'a pas laissé partir dans ton délire, elle t'a lancé : 

– C'est peut-être vous le psychopathe ?

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Photo : un rébus sur www.devinettedujour.com