07
FéV 16

T'es jeté

– Blacklisté ! Moi aussi maintenant je suis blacklisté.

Des fois, tu te mets à parler anglais sur le divan. Enfin tu places un mot ou une expression comme ça, dans une phrase, pour parler de toi : game over, buggé, short-cut, et cætera… (enfin pas et cætera, ça c'est du latin et c'est ton père qui parlait latin des fois). Et tu ne comprends pas pourquoi tu fais ça parce que t'es vraiment nul en anglais et c'est pas ta langue maternelle. Et ça te rappelle un peu tes années dans le conseil, avec plein de gimmicks et d'anglicismes, pour faire genre.
Blacklisté ! Tu répètes ce mot qui t'es venu et tu demandes à ta psy pourquoi tu fais ça des fois !? Tu sais bien qu'elle répond pas à ça parce qu'elle peut vraiment pas savoir pour toi. Mais là, t'insistes un instant juste pour qu'elle t'aide à trouver peut-être.

– Hein, mais pourquoi je fais ça des fois ? 

– C'est peut-être pour éviter de ressentir ce que vous ressentez. Comme ça, vous restez à distance.

Et là elle te répond. Mais quand elle dit ça, tu t'énerves un instant tout seul (oui, tout seul, parce que maintenant tu te bagarres presque plus avec elle ; comme si au fil des séances t'avais un peu moins de comptes à régler ; ici et ailleurs).

Eviter de ressentir ? Tu reprends son fil, là, et oui c'est peut-être ça mais t'as vraiment pas d'autre mot que blacklisté pour dire ce qui t'arrive. Et alors tu répètes BLACKLISTÉ et tu le mets en capslock ce mot-là, enfin en majuscules (même si bien sûr tu peux pas parler en majuscules sur le divan). "Liste noire" tu traduis, et tu lui dis que dans ce mot-là il y a noir et ce noir-là c'est ce qui se passe pour toi au fond. Et tu répètes que t'as pas d'autres mots, là.

– Vous pourriez dire abandonné ou rejeté. Comme pour votre sœur et votre frère.

C'est encore ta psy qui te souffle ça.

– Et maintenant c'est votre tour, elle ajoute (parce qu'elle connaît bien ton histoire maintenant). Et peut-être que vous êtes triste et en colère alors, elle continue.

C'est pas faux, tu te dis. Mais pas vraiment abandonné, rejeté plutôt. Oui, c'est exactement ça. Parce que t'as passé toute ta nuit de dimanche à tout rejeter justement. À vomir, à te vider. Ça n'en finissait pas, t'avais froid et super mal alors, t'étais en nage et t'avais un peu peur aussi. C'est comme si t'étais parti au Mexique pour un voyage chamanique avec des substances psychédéliques. Mais t'étais pas au Mexique cette nuit-là, t'étais tout seul à plusieurs lieues de la ville, les chats dans la cuisine te voyaient passer et repasser et ils se demandaient peut-être ce que tu faisais. Et pourtant t'avais rien pris de louche au dîner, tu t'étais juste fait cuire un œuf à la coque. C'était un œuf du jour des amies à plumes au jardin.

Et pendant que tu vomissais, t'étais attentif à toutes les idées qui défilaient. T'as d'abord pensé que c'était un effet retard de la séance de l'autre soir avec l'ostéopathe et ses aiguilles, rue du cherche-midi. Parce que t'avais pas du tout suivi son régime gluten free. Mais non, c'était pas ça. C'était plutôt comme si t'arrivais toujours pas à digérer d'être rejeté à ton tour. Comme ta sœur, comme ton frère. Et c'est dans l'ADN familial hélas cette manière de faire. Liens brisés à tous les étages souvent et sans trop savoir pourquoi. Et c'est bien plus fort que l'abandon ou le rejet alors, c'est le bannissement. Et là, tu commences à comprendre pourquoi des fois tu mets un mot anglais dans tes associations libres. Oui, c'est quand tu veux pas ressentir ce que tu peux ressentir. Tu te dé-sentimentalises.

Mais maintenant, puisque le lien est coupé, puisque t'es jeté aussi, t'es peut-être libéré de tout ça ? Et tu te dis que tu vas pouvoir passer à autre chose alors. Et puis arrêter le cycle aussi.

***

Photo : Peinture d'une vision d'un indien Huichol du Mexique.