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JUI 16

Couleur caramel

Quand j'ai dit que je n'étais pas doué pour le latin ce n'est pas tout à fait ça. Oui, plutôt qu'à la messe ou dans les pages roses du Larousse, c'est avec mon père, au contact, que j'aurais préféré apprendre cette langue-là. Mais il ne parlait pas beaucoup avec nous mon père. Plus tard, comme sa passion c'était de bricoler – créer des verrières et des volières, souder à l'arc, installer l'électricité –, c'est dans son atelier que j'ai trouvé une manière de parler un peu avec lui et autour de mes bricolages (réparer mon vélo, régler la tondeuse à gazon de la voisine, débrider ma mobylette, etc). Et j'ai réalisé, il y a peu de temps, que j'ai aussi appelé "atelier" le lieu où j'accompagne (un lieu pour parler un peu la langue de l'inconscient).

Pour les langues étrangères, c'était plutôt avec une amoureuse que j'aurais aimé m'initier. Parce qu'il paraît que c'est sur l'oreiller qu'on apprend d'autres langues que sa langue maternelle. Mais ça n'a pas trop marché. Ainsi, au collège, j'étais très fou de la seule fille étrangère de ma classe. Elle s'appelait Amelia Rosa. Son nom m'évoquait une déclinaison latine : Rosa rosa rosam / Rosae rosae rosa /… / Rosarum rosis rosis. Elle était d'origine portugaise et elle habitait la maison des gardiens à l'entrée d'un parc avec au milieu un château tout neuf, genre parvenu. Je ne sais plus si ce châtelain avait une fille mais moi c'est de la fille des gardiens dont j'étais amoureux. Amelia a préféré hélas un garçon plutôt bad boy et qui, pour faire son malin, citait Roland Barthes et Jean-Paul Sartre à tout bout de champ. Moi, avec la théologie et le latin, j'ai bien vu que ça ne passait pas.

Cette attirance pour l'étrangère me vient de loin, ou plutôt de très près. Oui, il y a sur l'île de la Réunion des femmes qui ont la peau caramel et les cheveux très noirs, épais et bouclés. Et c'est parfois du sang des esclaves qui coule dans les veines de ces femmes-là. Alors j'ai souvent imaginé que ma mère était un peu de cette origine-là, même si elle dit que les femmes comme ça sont des "cafrines" (c'est du créole et ça veut dire "jeune noire"). Elle disait aussi qu'il faut toujours se méfier des étrangers. Malgré tout, j'imagine ça d'elle parce que ma grand-mère – sa mère donc – , avait la peau de cette couleur-là et les cheveux ainsi, très épais et même frisés. Sa sœur Liliane est comme ça aussi. Et j'étais très amoureux d'elle pour ça, pour son côté métisse et aussi son odeur (un jour Liliane a dormi à la maison et la couverture a longtemps gardé un peu de ce parfum-là). Et puis le frère de ma mère a épousé une femme qui revendique cette origine-là.

Mais le côté esclave est absolument tabou et impensable parce qu'il fut un temps où les grandes familles de la Réunion – de Villèle, Adam de Villiers, Desbassayns – possédaient d'immenses terres pour le café, le thé, les plantes à parfums et la canne à sucre et ces blancs, "usiniers", employaient plein d'esclaves pour leurs plantations. Alors évidement les histoires d'amour entre ces deux mondes, maîtres et esclaves, étaient impossibles. Oui, les alliances étaient des chaînes au pied plutôt que des bagues au doigt. Pourtant mon père racontait que Sosthènes, son arrière-arrière-grand-père, a été l'un des premiers à affranchir des esclaves sur l'île, bien avant l'abolition. Quand il épousa Célinie de Villèle – c'était en 1836 –, la grand-mère de celle-ci "offrit" au couple deux esclaves "de maison" mais le marquis de Chateauvieux les libéra aussitôt. Et c'est peut-être inspiré par cette histoire-là que mon père est tombé amoureux de ma mère.

Mais nos héritages et nos élans sont plus inconscients que les légendes officielles ou les histoires que l'on se raconte. Plus intimes et plus charnels aussi. Ainsi, les deux esclaves, une fois affranchis, sont restés près de leur maître comme employés de maison, au domaine des Colimaçons. Et cela pendant plusieurs générations. En créole ces femmes de maison s'appellent des "nénènes" et ce mot-là m'évoque les nounous. Et comme la mère de mon père est morte quelques mois après sa naissance, j'imagine qu'il a côtoyé de très près des femmes comme ça qui s'occupaient de lui. (Certes, plus tard, il a été confié à sa marraine, une femme très religieuse, qui a vu en lui le prêtre qu'il fallait dans la famille et qui alors l'a envoyé au séminaire.) Et c'est peut-être ce côté "nénène" qu'il a senti ou projeté chez ma mère, plus ou moins consciemment. Et d'ailleurs, une fois installée en métropole, ma mère est devenue nourrice agréée.

Et moi, pendant mes années lycée, je suis resté très attiré par les filles étrangères. Et c'est Odile, une italienne, très brune et aux yeux très noirs, que j'ai aimé aimer. Et vice versa.
Je ne sais plus si Odile parlait italien mais pour apprendre une langue étrangère, il faut aussi lâcher sa langue maternelle. Et ce n'était pas simple pour moi. Un jour, Odile a voulu me retrouver à l'improviste (à l'époque on n'avait pas de mobile). Elle habitait à quelques kilomètres de là et elle était venue à vélo jusqu'à la maison. Son projet n'était pas de rentrer parce que je lui avais raconté les deux chiens de garde à l'entrée (c'était des dobermans), la porte électro-commandée, ma mère, etc.
Moi, ce jour-là je travaillais dans ma chambre (ou je m'interrogeais peut-être sur le sens de la vie) et ma mère repassait du linge dans la pièce juste en-dessous avec un balcon et une vue imprenable sur la rue. À un moment, j'ai bien entendu les chiens aboyer et puis un instant la voix de ma mère, mais un peu bizarre quand même, comme si elle murmurait alors que c'est pas trop son genre. Et c'est le lendemain, quand j'ai retrouvé Odile, que j'ai appris que ma mère lui avait fait barrage et raconté des salades (Odile n'avait pourtant rien d'une cafrine ou d'une nénène). J'étais enragé comme un chien mais démuni parce que je voyais bien que j'étais resté tant d'années enfant sage, théologien et aussi un peu comme ces esclaves qui, même une fois affranchis, restaient attachés.

Après ces années-là et puis pendant des décennies j'ai oublié mon goût pour l'étrangère, enfin j'en ai oublié la forme extérieure, peau caramel et cheveux noirs.

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Photo : Fers d'esclaves - Antoine Taveneaux (Wikimedia Commons)