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AOU 16

Pas de chevalière ni d'alliance

Là, j'aime continuer d'écrire au fil de mes souvenirs, de mon histoire,
et après "Fais le beau, Attaque !", les années d'enfance,
c'est comme une nouvelle partie qui se déplie : "Le pouvoir du temps passé"…

Bien avant de mener mon enquête, j'avais revu ma tante Marie-Thérèse. C'était à La Réunion, j'avais vingt-quatre ans et j'étais parti découvrir l'île natale de mes parents. Mais pas du tout pour un voyage d'études sur mon histoire familiale. Non, parce qu'à cette époque, j'avais quitté la maison à Médan et je ne faisais plus d'anthropologie familiale comme dans mon enfance mais des études de sciences éco. Et je commençais à vivre avec B. (Ici, pour l'instant, plutôt qu'un pseudo ou son prénom en entier, B je l'appelle B parce que même si tout ça c'est mon autofiction avec mes fantasmes, c'est quand même très réel et je ne sais pas toujours comment on fait avec le réel. Dans la vie ou dans les livres).

Donc c'est avec B que j'aimais commencer à construire une vie que je voulais idéale, enfin sans anicroches et donc bien à l'écart des histoires passées. Oui, parce que B avait eu une enfance pas très joyeuse je trouve (témoin, très jeune et toute proche, de la maladie au long cours et puis, à son adolescence, de la mort aussi). Mais elle préférait mettre un couvercle sur tout ça, ne pas en parler, pour vivre l'instant présent et aller de l'avant. Aller de l'avant, c'était plutôt mon envie à moi, et un peu comme une fuite au fond. Mais on n'avait alors aucune idée du pouvoir du temps passé. Sur le moment présent comme sur le futur.

Et donc quelques jours avant notre départ pour La Réunion, un soir, je reçois un appel de l'oncle Paul, le cousin jésuite. Il n'avait jamais fait ça avant et il était un peu inquiet, enfin dans une urgence soudaine. Parce que mes parents l'avaient prévenu que je partais là-bas et lui alors voulait absolument me parler de tous les secrets que je risquais de découvrir. Je l'ai écouté me raconter toute la part cachée de leur histoire, enfin dans les grandes lignes. Mais comme tout au long de mon enfance j'avais fourré mon nez partout dans les énigmes et les placards pour attraper et relier plein d'indices, je savais déjà l'essentiel. Et c'était vraiment comme dans la série télé "Les oiseaux se cachent pour mourir", l'histoire du prêtre qui tombe très amoureux d'une jeune fille.

Et puis j'ai aimé partir à La Réunion, pendant tout un mois, avec la confirmation de tout ce que j'avais imaginé sur mes origines. Avec B on louait des gîtes ruraux et on faisait plein de longues randonnées au cœur et tout au bord des cirques, dans la forêt de Bébour, à Salazie, à Cilaos, au Maïdo, au milieu des fougères arborescentes, des arums et des orchidées. C'était tous ces endroits que mon père évoquait parfois avec ma mère. On est aussi allé jusqu'au Piton de la Fournaise, le fameux volcan de l'île qui était alors en activité mais, sur le chemin, les vulcanologues nous avaient dit que c'était sans danger a priori. Sauf qu'à un moment j'ai eu très envie de m'approcher tout au bord du cratère pour voir la lave en fusion et mes baskets ont commencé à fondre. C'est un peu à l'image de ma vie ce moment-là, aimer aller tout au bord du bord, enfin aux limites. C'était peut-être aussi une manière d'essayer de marcher sur les braises comme dans le fameux rituel tamoul, un peu magique ou simplement religieux, dont parlaient mes parents.

Et chaque fois qu'on arrivait dans un nouveau gîte, il fallait remplir une fiche de renseignements et les propriétaires me regardaient bizarrement ou par en-dessous. J'ai compris que c'était à cause de mon nom de famille. Certains, un peu méfiants, me questionnaient sur mon lien avec ma tante Marie-Thérèse qui était alors conseillère départementale et qui avait aussi un œil sur les Gîtes de France (oui, à l'époque il n'y avait pas internet ni Airbnb et c'est elle qui donnait ou retirait des épis). Alors les gens imaginaient que j'étais un client mystère envoyé par ma tante.

C'est vrai que j'étais là incognito mais pour tout l'inverse, pour rester plutôt à l'écart de la famille. Parce qu'au fil des années, après les repas du dimanche, la relation entre mes parents et ma tante s'était tendue, enfin surtout avec ma mère, à cause de questions d'argent et de succession. Oui c'est elle, plutôt que mon père, qui s'en chargeait et alors ça en rajoutait à son mauvais rôle.
(Pour moi aussi c'est vraiment très compliqué les histoires d'argent et c'est peut-être pour ça que je faisais des études de sciences éco, même si ça n'a rien arrangé. 
Et il faudrait plutôt prescrire plusieurs années de divan à ceux qui veulent faire une fac d'économie.)

J'ai eu envie de passer par-dessus toutes ces histoires d'argent et de rendre visite à ma tante. Elle habitait les Colimaçons, la maison familiale et le domaine créé par Sosthène le marquis de Chateauvieux. Et quand elle a vu B avec moi elle a demandé "Qui c'est ça ?".
C'était vraiment pas agréable mais comme B ne portait pas de chevalière c'était peut-être sa manière de savoir si elle venait aussi d'une famille à particules. Ce n'était pas du tout le cas et c'est pour ça aussi que j'aimais être avec elle. Oui, B est d'origine très modeste mais elle se lançait dans un doctorat de chimie alors moi ça m'inspirait pour faire plus d'études et ainsi essayer de prendre l'ascenseur social.
Parce que certes j'habitais un quartier chic à Paris mais c'était au septième sans ascenseur. Oui, en échange de cours de maths pour les gens chics du quartier j'avais une chambre de bonne (avec les toilettes dehors, un peu comme dans mon enfance d'ailleurs). Ces gens-là me recommandaient entre eux pour leurs ados qui allaient dans des lycées très chics (il y avait par exemple le petit neveu de François Mitterrand). Et je sentais bien que c'était à cause des particules dans mon nom même si je n'avais pas les codes de ces familles-là.

Et cette question de ma tante, "Qui c'est ça ?", c'est peut-être aussi parce qu'elle voyait bien que B et moi on n'avait pas d'alliance et que je risquais de répéter l'histoire de mon père, genre faire plein d'enfants dans le péché, enfin hors mariage. Et c'est vrai qu'on ne s'est jamais marié et plus tard on a fait deux enfants comme ça.
Pourtant j'ai toujours eu très envie de me marier parce que c'était pour moi une pièce du puzzle de la famille idéale. Oui, ce n'est qu'après ma naissance, une année plus tard que mes parents se sont mariés. Je crois que c'est quand la situation de mon père s'est enfin clarifiée du côté du Vatican et qu'un jugement a été rendu sur la base du droit canonique (et aussi avec pas mal d'argent, paraît-il). Alors, tout comme ma sœur et mon frère aîné, j'étais moi aussi un enfant illégitime. Bien sûr, quand j'avais un an, même si j'étais invité au mariage de mes parents (ce que je ne sais pas d'ailleurs), j'étais forcément étranger à ces questions de légitimité mais c'est après, quand j'entendais comment on parlait de ma sœur, genre enfant du péché ou du diable, que tout ça a du m'impacter mine de rien. 
Et, en plus, elle est devenue aveugle, comme un châtiment peut-être.  

Alors me marier avec B c'était une manière de me sortir un peu de tout ça. Mais chaque fois que je demandais B en mariage, elle me répondait "On n'a pas besoin de contrat pour s'aimer". C'est pas faux mais ce n'était pas ses études de chimie organique qui lui faisait dire ça. Parce que son doctorat ce n'était pas du tout sur la formule des atomes crochus et tout ce qui fait qu'un gars et une fille s'attachent et se marient, non c'était sur les anticholinergiques - un médicament contre les gaz de combat, et ses effets sur le système nerveux. Alors la question du mariage ça devait remuer pour elle plein d'autres choses que je ne peux savoir.

Bon, avec ma tante je n'ai pas développé tout ça et elle a bien aimé nous faire visiter les Colimaçons, la maison d'une partie de l'enfance de mon père, et aussi le domaine tout autour avec l'église du Sacré Cœur et le cimetière de la famille Chateauvieux. Et elle nous a invité à dîner avec elle. C'était dans la cuisine et très simple, elle a fait une fricassée de blettes, une spécialité créole.

Et après tout ça, j'ai eu l'envie d'aller voir aussi le reste de la famille.

*

Photo : Sur le chemin du Volcan. Là, c'est pas le piton de la Fournaise c'est sur le chemin.