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AVR 19

Je ne sais pas si tu penses à toi

– Tu sais, quand t'arrêteras d'y aller en vélo chez ta psy, alors t'auras fini ton analyse.
Je ne sais pas pourquoi tu me dis ça soudain. Juste avant tu me parlais de tout autre chose, je ne sais plus trop et je reste songeur. Tu fais souvent des liens bizarres entre les choses, alors les gens imaginent que t'es un peu chaman mais, là, tu penses sans doute que c'est dangereux pour moi tout ça.

Pas forcément ma psy ni le divan mais le vélib. C'est vrai, c'est risqué. En plus, dans mes rêves, j'ai souvent des accidents de la route. Tout seul ou avec quelqu'un d'autre, en deux-roues ou en voiture. Ça me réveille soudain et je ne comprends pas quel peut être mon désir caché ici. 

Mais c'est tout simplement littéral, ça condense, ça répète les accidents passés de ma vie réelle. Avec toute l'excitation qui va avec. Oui, même si c'est traumatisant, il y a beaucoup d'adrénaline dans la répétition. Ça fait comme un circuit imprimé dans la tête et on repasse par là parce qu'on connaît bien. On cherche aussi une autre issue.

Il faudrait au moins que j'achète un casque pour me protéger. J'ai commencé à regarder. Un soir, il y avait une femme chez l'épicier qui en avait un sur la tête, au rayon fromage à la coupe. Un casque pliable visiblement. Alors je lui ai parlé pour savoir si c'était bien. J'y suis allé sur la pointe des pieds parce que depuis #metoo, les gens se méfient les uns des autres. L'espace public devient une « zone grise », un lieu où à tout instant les choses peuvent devenir violentes ou sexuelles. Oh ! Oui ! elle m'a répondu, c'est super pratique, c'est léger. Une fois plié, je le glisse dans mon sac et c'est comme un gros roman. Un polar. Je n'avais pas besoin de ces détails, c'était très intime soudain cette référence à son sac et à ses lectures. Elle a retiré le casque de sa tête et elle a voulu me faire une démo, sauf que ça restait coincé. C'est plutôt son mari qui savait y faire, qui savait s'y prendre, elle a dit.

Et toi, tu continues sur ton fil avec ma psy et le vélib, tu me dis qu'arrêter le vélo ce serait le signe que j'ai enfin quitté l'enfance. Ah ! C'est donc ça le lien que tu fais ! Mais c'est bizarre, c'est plutôt tout le contraire pour moi en ce moment. Oui, je remonte de plus en plus loin dans mon histoire et c'est comme ça que j'ai découvert pourquoi, après chaque séance, j'avais un besoin irrépressible de passer aux toilettes. Pas chez ma psy, c'est impensable avec elle, mais à l'étage des chambres de bonne, parce qu'un jour j'avais cherché une autre sortie et repéré des WC sur le pallier. Et donc, je lui ai dit ça à ma psy, juste en passant, mais soudain elle s'est beaucoup agitée derrière moi et elle m'a lancé qu'il faudrait que j'analyse pourquoi je faisais ça dans son immeuble. J'ai regretté de lui avoir parlé et je suis passé à autre chose.

Après la séance, j'ai bien vu que j'hésitais beaucoup pour les toilettes, peut-être que je n'en avais pas vraiment besoin, que c'était comme un autre circuit imprimé dans ma tête, une répétition. Alors j'ai commencé à chercher des réponses, j'ai pensé à des histoires de chien, genre cercle urinaire et marquage de territoire. Mais ça semblait trop simple, trop direct. Et il ne faut pas vraiment chercher les réponses à ce genre d'énigmes. Elles surgissent là où on n'imagine pas. Bref, peu à peu, j'ai retrouvé des détails de ma petite enfance vraiment impensables mais qui pouvaient expliquer ça, comme des « zones grises » aussi, là où les besoins peuvent se confondre. Et donc je ne suis pas près d'en finir avec ma psy, enfin avec mon analyse. Et depuis quelques jours, j'ai bien envie d'y aller en trottinette sur le divan. C'est encore plus loin dans l'enfance, je trouve. Je me souviens, ça s'appelait plutôt une patinette, elle était rouge.

Et toi, je ne sais pas si tu penses à toi, mais tu aimes toujours y aller en bus chez ta psy. Oui, aller et puis retour. C'est le 84, il longe la Seine pendant un instant, de la passerelle Solferino à la Concorde, et puis il traverse le fleuve. Et donc, toi, c'était en bus que t'allais à l'école, dans ton enfance.

*

Après ça, après ces lignes, je t'ai demandé pour le bus. Oui, bien sûr, c'est un peu comme en enfance, tu m'as dit, mais il y avait une fenêtre sur le toit du bus scolaire et alors tu imaginais toujours t'échapper. T'échapper de ton enfance, je me suis demandé.

***

La photo, là, c'est un steak tartare, parce qu'au tout début de mes séjours sur le divan, quand je sortais – je ne sais pas trop pourquoi, je n'avais pas analysé à l'époque –, j'avais toujours très envie de viande crue.