11
MAR 20

Un maître cylindre

Ça faisait un moment que j'avais beaucoup de mal à passer les vitesses dans la Simca. De plus en plus. La seconde ça allait encore, mais impossible pour la marche arrière. Et chaque fois que je l'emmène avec moi dans cette voiture-là, Eva me dit que ma manière de la conduire, c'est un peu comme avec elle. C'est curieux ce lien qu'elle fait, mais c'est vrai qu'il faut pas mal de tact.
Ça, c'est quand tout marche bien, mais là ça craquait. C'était stressant, je craignais de casser un engrenage à vouloir passer en force. Ça doit être un problème d'embrayage, je me suis dit, et je pourrais peut-être le régler. Pas forcément pour faire mon malin dans mon coin, mais pour aller jusqu'à Véron chez le garagiste qui la connaît bien.

J'ai imaginé que c'était un câble qui se détendait alors que, plus tard, je découvrirai que non, pas du tout, que c'était tout un « circuit hydrologique » avec un bocal d'huile et des maîtres cylindre. 

Et donc j'ai ressorti la documentation technique mais c'était très technique avec des vues en coupe des différents organes. J'ai ouvert le coffre – côté moteur – j'ai regardé un bon moment dedans, autour et par en dessous. Mais je voyais bien que tout ça n'avançait à rien. 

Alors j'ai fini par demander « À ceux qui aiment les SIMCA », un groupe privé sur Facebook. J'ai écrit un post où j'ai précisé que j'étais #pasmécano mais psychanalyste et que ma question allait paraître peut-être complètement bête à certains mais que je m'en sortais beaucoup mieux avec les problèmes psychiques de mes patients et puis j'ai posé mon problème. J'ai ajouté une photo de la Simca avec Little Snow le #louloudepomeranie d'Eva. Côté passager. C'était pour que ça passe pas inaperçu. 

Et les gens ont commencé à mettre des pouces et des cœurs et très vite c'est monté à une centaine de likes alors que, là, je ne demandais pas ça. Et puis il y a des gens avec des noms bizarre, genre Nicolas Boitaclou ou Alex Simca – comme s'ils dentifiaient à leur voiture de collection – qui ont commencé à me donner des conseils. Il y en a un qui me disait d'essayer le double débrayage : « tu accélères pour rétrograder et tu laisses le moteur ralentir pour monter les vitesses ». C'est là que je me suis souvenu de mon père qui parlait parfois de cette manière de faire avec ma mère. Oui, il lui disait que les chauffeurs de poids lourds devaient passer les vitesses comme ça pour ne pas casser la boîte. Mais là, dans le groupe Facebook, le gars s'est fait aussitôt attaqué par un autre qui disait que le double débrayage c'était vraiment pas la question à ce stade. Un autre pensait que c'était les caoutchoucs des biellettes de vitesses. Oui, parce qu'il avait eu ce problème-là. Moi aussi, j'avais eu ce souci mais le garagiste à Veron avait changé tout ça par un système de rotules. Je me suis dit que les gens projetaient ici leurs problèmes et leurs fantasmes. 

Et puis il y en a un qui m'a bien guidé en me disant de regarder le bocal de liquide de frein. Ou plutôt, celui-là, j'ai commencé à le questionner parce que je trouvais ça complètement fou qu'il y ait un lien entre le bocal du liquide de frein et l'embrayage. Je lui ai dit ça comme ça, mais il ne s'est pas laissé distraire, il m'a demandé si le levier de vitesse était au plancher ou au volant. Je n'ai pas trop compris le rapport mais j'ai répondu simplement et c'est là qu'il m'a parlé d'un « circuit hydrologique » avec deux maîtres cylindre, un émetteur, un récepteur. Il voulait sans doute dire hydraulique mais je n'ai pas voulu pinailler. Je lui ai dit que c'était un peu comme un patient qui vient avec un problème d'addiction et que ça peut en cacher un autre, un souci d'origine avec sa mère par exemple. Tout un réseau de liens possibles et emberlificotés. Alors j'ai regardé de plus près le dedans du bocal en question et c'était au minimum. Il y avait sans doute une fuite. J'ai rajouté pas mal de liquide de frein et les vitesses passaient un peu mieux. Enfin, toujours pas la première ni la marche arrière. Alors j'ai démarré en seconde et roulé tant bien que mal jusqu'à Véron. À une quinzaine de kilomètres de là et en évitant les feux rouges.

Tout ça c'était il y a dix jours et je viens de récupérer la Simca. C'était bien un maître cylindre, m'a dit le garagiste. Il y avait une fuite au niveau du système émetteur. 

Et à la place, j'ai laissé la Twingo. Oui, parce que j'ai perdu l'une des clés de contact – je ne sais pas comment je l'avais laissée tomber au jardin et après je suis passé dessus avec la tondeuse qui fait du mulching – et donc il faut en faire une autre et reprogrammer un code.

 

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