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AVR 20

Une bête féroce

– J'aimerais tellement que mon chien me parle.
C'est la maîtresse de Bandit qui à un moment donné nous lance ça.
Son chien c'est un Jack Russell. Comme dans The Mask. Et je lui ai dit ça juste avant. Oui, j'avais envie de l'embrasser sur la truffe son chien et c'est à ce moment-là, quand j'ai vu de près sa tâche sur la tête, que j'ai pensé à ce film.
– Ne serait-ce qu'une heure, elle ajoute toujours dans son histoire avec son chien visiblement. Tout ça parce le Jack Russell se met à parler dans The Mask. Enfin quand il met le masque.
Toi et moi on est là devant elle. Il y a aussi Snow, ton loulou de Poméranie qui danse en liberté autour de nous. Et on se croise souvent comme ça tous les cinq, au milieu de la balade du soir. Oui, devant le champ des moutons, rue de la Justice. Et alors on se parle un instant de tout et de rien, comme on dit. C'est-à-dire de n'importe quoi. 

Il y a donc toutes les apparences d'une conversation sociale mais là, ce soir, avec cette histoire de chien qui parle, c'est comme s'il y avait bien autre chose derrière tout ça. Quelque chose qui ne peut se dire justement. Oui, peut-être une envie pour elle de quelqu'un d'autre qui aurait pu lui parler. Autrefois ou aujourd'hui. Ou bien tout le contraire, un autre à qui parler.
Et tout ça me fait penser à une drôle d'hypothèse que j'ai lue le matin : « les oiseaux qu'on entend tout le jour nous insultent ». Alors qu'on s'extasie justement de les entendre. Et ils auraient leurs raisons de faire ça, je crois. Et là encore, je ne sais trop pourquoi, je lui dis ça à la maîtresse de Bandit. Elle reste un instant songeuse et puis soudain elle dit oui. Oui, elle imagine bien son chien faire ça, l'insulter. Comme si les injures et les gros mots ce serait déjà ça de pris plutôt que tout le silence de tous les jours.
Au début cette femme-là, comme elle avait des horaires très décalés, toi et moi on imaginait qu'elle était infirmière. J'aurais tellement voulu en savoir davantage mais je n'osais pas mener l'enquête. Et puis l'autre matin, au tout début du confinement, tu l'as croisée avec son chien qu'elle tient tout près d'elle avec une laisse à enrouleur pourtant. Une forme de privation de liberté à géométrie variable. Et toi tu étais avec Snow. Et c'est fou, je trouve, parce que le Jack Russell est spécialisé dans la chasse aux renards. Et ton loulou c'est un peu un renard justement. Dans les apparences et dans ses origines.
Et donc c'est là qu'elle t'a dit qu'elle était chauffeur d'autobus. Oui, parce qu'avec le confinement, elle ne pouvait plus travailler et ça la stressait beaucoup. Toi, t'as pas trop voulu l'écouter dans sa plainte, non parce que t'étais pas là pour ça. Tu as coupé plus ou moins court. Mais, au fil des jours, elle a fini par aimer ça visiblement. Pas la plainte ni ton silence mais le confinement.
– En fait, vous savez, les chiens peuvent parler.
Là, c'est toi qui ajoute ça. Comme une évidence. Et c'est vrai que si l'on y porte attention, ton loulou de Poméranie il te parle. Oui, à sa manière. Mais pour ça, il faut un peu lui parler aussi. Et laisser des silences quand même. Je t'ai vue faire ça souvent alors, un jour, je me suis lancé. Et quand, l'instant d'avant, je l'ai embrassé sur la truffe, Bandit, je lui ai aussi dit deux ou trois choses à l'oreille, je ne sais plus trop quoi. Et il n'en faudrait pas beaucoup alors, j'ai pensé, pour que ce chien-là parle aussi à sa maîtresse. Et le contraire aussi, qu'elle commence au moins à lui parler.
Après ça on a repris un instant le fil d'une conversation très sociale – le prix de l'essence à la pompe, le bois de chauffage qu'on se fait livrer l'été, etc – et puis on en est resté là, enfin on est parti.
Le soleil se couchait.
Et sur le chemin, j'ai pensé au séminaire VII de Lacan. C'est sur les formations de l'inconscient et sur le langage. En gros, il dit qu'on est dans le discours commun pour ne rien dire au fond. Et grâce à quoi on s'assure alors, qu'on n'a pas en face de soi affaire à simplement ce que l'homme est au naturel, à savoir une bête féroce.

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