02
NOV 20

Préférer vivre à la ville ?

C'était un jour de l'été, j'avais loué chez InVivo Jardins & Loisirs une broyeuse ou un broyeur – je ne savais pas encore si c'était masculin ou féminin – bref, une machine à broyer les déchets verts. Oui, parce qu'au fil des années tous les branchages, les herbes et le compost commençaient à faire comme une colline au fond du jardin. En plus, avec le coup d'arrêt imposé à toute l'espèce humaine par le virus, le printemps avait été vraiment glorieux. Et donc de grosses branches de pruniers et de pommiers, lourdes de leurs fruits juteux, avaient ployé au fil de l'été et fini par casser. J'avais tronçonné le plus gros et ajouté à la colline les feuilles, les branchages et aussi les fruits piqués par les guêpes et plus ou moins macérés. Ça faisait de la confiture au soleil.
Il y avait aussi là-dedans des morceaux du vieux noyer qu'une tempête avait fracassé en son milieu il y deux ans.

– Et si tu laissais plutôt faire le temps ?

C'est ma compagne qui me disait ça. Bien sûr, je pensais aussi, mais il faudrait tant et tant d'années pour ça. Et j'aurai alors moi-même complètement disparu de la surface de la terre.
Ainsi le jardin avec toute sa profusion, insolente, toujours renouvelée, nous met face à notre mort aussi. Et c'est peut-être pour ça que les gens préfèrent vivre en ville.
Mon amie n'aime pas trop ma manière d'évoquer ma mort prochaine alors je ne disais trop rien. Mais je vois bien aussi que je m'agite quand une angoisse comme ça pointe son nez. C'est comme une tentative d'anesthésie ou de fuite devant l'évidence. Et tout le monde fait ça, mine de rien. Chacun à sa manière. Oui, avec de l'alcool, son mobile, le porno, son travail, des séries sur Netflix, etc.
J'étais d'ailleurs en train d'écrire un article sur notre tendance, à nous les humains, à toujours passer à l'acte, agir nos pulsions plutôt que différer nos élans. Tout ça pour obtenir des satisfactions immédiates et fuir l'angoisse. J'évoquais dans cet écrit l'histoire d'une femme que j'accompagnais et qui voulait se faire poser un by-pass. Une sorte de court-circuit alimentaire grâce à une opération de l'estomac, très invasive et irréversible. C'est son psychiatre qui lui proposait ça. Pourtant cette femme, elle en convenait aussi, ne rentrait pas vraiment dans la case « obésité importante ». C'était pour moi une métaphore de notre course en avant, délétère, autodestructrice.

Bref. Un beau matin le boss de InVivo Jardins & Loisirs m'a livré le broyeur. Oui, j'ai regardé, c'est masculin finalement. Et alors je me suis lancé. J'envoyais du bois comme on dit. Littéralement. Il faisait chaud, c'était très physique et vite fatiguant aussi. Et la machine se bourrait souvent et puis s'arrêtait. J'avais pourtant choisi un matériel de pro : 130 kg, moteur thermique 9 CV, rotor avec 20 lames de 15 cm, 2,4 m3 de copeaux à l'heure.
C'est moi qui sans doute la bourrais trop. Alors je la débourrais, patiemment ou nerveusement – il y avait une manivelle spéciale pour ça – et je la relançais. Mais j'ai cassé le lanceur. C'est la corde pour démarrer le moteur thermique. Enfin, là aussi c'est moi qui tirais trop sur la corde sans doute.
Ça m'a stoppé dans mon élan. J'ai appelé la jardinerie pour rendre la machine. Mais le boss m'a dit qu'il pouvait me dépanner en express dans l'après-midi. Oulala ! Je préfère vraiment pas. Vous pouvez la reprendre, c'est la canicule et c'est très fatiguant, j'ai dit.
Finalement on est tombé d'accord pour laisser passer l'été et en reparler à la rentrée.

Un autre jour de l'été, ma compagne et moi on déjeunait avec un voisin psychanalyste. Il écrivait un roman sur un psy qui se fait assassiner par un patient. Et je ne sais plus trop comment c'est venu mais, à un moment, il a parlé de son nouveau jardinier-paysagiste. Un homme assez jeune qu'il avait vu venir avec un bras un moins. Il s'était fait ça avec un broyeur justement.
Et forcément ça m'a fait réfléchir.

La rentrée venue. Je suis retourné à la jardinerie, j'ai demandé au patron s'il pouvait me faire plutôt un avoir. Il n'a pas vraiment voulu ça, il m'a dit qu'il fallait écouter la machine à l'oreille plutôt que la forcer. Oui, pour la sentir, être « dans le flux » en quelque sorte. Je lui ai parlé du jeune paysagiste chez le psychanalyste avec le bras amputé. Il a répondu qu'il l'avait peut-être cherché mine de rien. Inconsciemment. Et il n'y avait pas de risques si moi-même je ne cherchais pas ça au fond. Il me ferait une démo si besoin.
Il est donc revenu me livrer le broyeur. C'était un matin. Et j'avais préparé un échantillon de branchages devant le portail.

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