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NOV 08

De la complicité avec soi

Il arrive à l'heure d'habitude et aujourd'hui, il sonne avec dix minutes de retard. J'ouvre la porte et je vois qu'il a couru. Il a le souffle court. Sa chemise blanche est froissée sous son costume bleu marine impeccable.
Son bureau est à quelques stations de métro et il préfère venir à pied. Il m'annonce : « Je crois que j'ai battu mon record aujourd'hui ! ».

Il m'explique qu'il n'a pas réussi à maîtriser sa réunion, juste avant…
Je l'entends sans vraiment écouter et l'invite à prendre le temps d'arriver. Des gouttes de sueur perlent sur son front jusqu'aux sourcils. Il tente de s'essuyer avec ses doigts, ses mains. Je lui tends la boite de kleenex. Il retire sa veste, se pose enfin. Regards. Long silence après l'agitation.

Charles est directeur du contrôle de gestion dans une entreprise leader dans les télécoms. Régulièrement sollicité par des chasseurs de tête, il change d'entreprise tous les deux ou trois ans. Il pratique aussi des sports de l'extrême. Comme s'il courrait après lui-même ?
Mais aujourd'hui, devant une nouvelle offre séduisante, il hésite : « Pourquoi partir encore ? Pourquoi cette boulimie du changement ? »
C'est sa demande pour ce coaching. Comment l'accompagner dans ce questionnement ? Est-ce vraiment le champ du coaching ?

Charles sort maintenant un cahier et un stylo. Son cartable me fait penser à celui d'un écolier. Il a bientôt quarante ans et un côté encore adolescent qui me touche. Il évoque notre séance précédente :
- Je n'ai pas suivi votre prescription : challenger mon patron ou bien susciter la créativité de mon équipe.
Je me souviens alors de son besoin d'être « tiré vers le haut, stimulé par son hiérarchique ». Un besoin insatisfait depuis bien longtemps. J'avais interrogé cette forme de dépendance : un scénario ancien qui se répètait ? Une manière d'éviter sa propre créativité ? Alors j'ai proposé une tâche pour expérimenter l'inverse : trouver comment stimuler la créativité de son patron ou de son équipe !
Le respect de la prescription n'est pas un objectif : car le client doit aussi se mobiliser pour éviter la tâche ! J'interpelle Charles avec un clin d'oeil :
- En évitant ma prescription, vous évitez peut-être une forme de dépendance entre nous ?
- Oui et j'ai découvert que ma créativité ne dépend pas des autres ; pas que des autres !
J'ai envie de m'arrêter un instant sur ce besoin de créer qui me semble au cœur de sa demande de coaching, mais Charles poursuit :
- C'est maintenant réglé et j'ai une autre demande. Je veux revenir sur ma réunion d'aujourd'hui : je me suis senti débordé. J'ai perdu le contrôle. J'aimerais comprendre pourquoi ?
- Vouloir contrôler son environnement est, à des degrés divers, un besoin de chaque être humain… C'est une défense et aussi une compétence. Et vous en avez fait votre métier.
Charles reste interloqué. Puis il écrit quelques mots sur son cahier. Je me souviens alors de son compte-rendu après notre première séance : deux pages dactylographiées qu'il voulait partager avec moi. Il poursuit :
- Alors je touche ma limite ! Ces réunions où je suis débordé se multiplient. Le rachat de notre concurrent change la donne : je me confronte à l'inconnu et à de nouveaux interlocuteurs. Et je…
Je l'interromps :
- Restons un moment sur votre réunion. Vous pouvez aussi déborder un peu plus vite, ici.
Un silence comme une surprise, puis un sourire :
- J'anime un groupe de projet sur le contrôle de gestion après le rachat. Et dans ce groupe, un troublion me met en difficulté. Il pointe les questions auxquelles je n'ai pas de réponse !
- Ce troublion vous fait un cadeau.
- Que voulez-vous dire ? Arrêtez de jouer aux devinettes avec moi !
- Il vous invite à lâcher le contrôle, à accepter ce qui n'a pas encore de réponse.

Charles prend des notes. Une autre forme de contrôle peut-être ? Il a le nez dans son cahier et j'ai l'impression de perdre le contact. Ou peut-être le contrôle de la relation ! Qu'écrit-il ? J'ai envie de l'inviter à laisser son cahier mais je décide d'aller pleinement dans ce qui se dessine entre nous. Je complète mon éclairage :
- Quand le besoin de contrôle n'est pas suffisamment nourri, il peut devenir "obsessionnel".
Charles continue de noter alors je décide de m'utiliser davantage :
- Moi aussi j'ai besoin de contrôler : décoder, modéliser, théoriser chaque relation avec chaque client et à chaque séance. C'est aussi une manifestation de ma fibre "obsessionnelle".
Charles lève soudain la tête, l'air étonné. Je pose un pas plus loin :
- C'est pour mieux entrer en relation. Mais, ce faisant, je me coupe de la relation !
Il hésite puis pose son stylo, interpellé. Je questionne :
- Que se passe-t-il pour vous ?
- Je ne sais plus très bien… Je suis dans la confusion !
Je suis peut-être allé trop loin dans ma résonance. En même temps, j'ai ce plaisir qui survient quand je quitte le terrain de la réflexion et de la maîtrise : le plaisir de jouer avec ce qui vient, sans juger. Le coaching est un métier à tisser de la complicité avec soi et avec l'autre. Tisser de l'intimité avec nos multiples facettes. J'ai envie de guider Charles sur ce chemin. Un chemin où chaque émotion peut cacher une envie :
- Et derrière cette confusion, quel est votre envie maintenant ?
- J'aimerais prendre des notes sur ces pistes pour les reprendre après notre séance. Mais alors je crains de perdre le contact avec vous. J'ai envie de creuser certaines pistes ou de vous questionner sur ce qui m'échappe.
- Prendre pour reprendre, peur de perdre… Quand vous voulez contrôler le futur, vous vous coupez du présent. Quand j'ai soif, je savoure le plaisir de boire dans l'instant. Et j'ai confiance dans la manière dont mon corps assimilera. Vous pouvez aussi aller et venir entre vos notes et moi, comme vous le faites maintenant.
- Oui mais je suis un peu perdu : je ne vois plus le lien avec mon troublion. D'ailleurs, maintenant, je le vois plutôt comme un esprit libre. Il quitte bientôt l'entreprise : il n'a plus rien à perdre ni à gagner.
- Et vous-même, qu'avez-vous à gagner ou à perdre ?

De longues secondes passent. J'interromps le silence :
- Plus vous réfléchissez et plus vous risquez d'aller dans le contrôle ! Alors, qu'avez-vous à gagner ?
- J'ai déjà tout gagné : il était chez le concurrent et il briguait mon poste !
C'est une confidence qui arrive bien tard ! Est-ce par crainte de mon regard sur cette nouvelle facette ? Charles poursuit :
- Je réalise qu'il règle ses comptes avec moi, et cela sous le regard du groupe !
- Il est aussi votre miroir.
- Je ne comprends pas ?
- Quand vous reprendrez vos notes sur son côté troublion…
Charles me sourit et ferme son cahier :
- Je sais ! Il me confronte à mon besoin de contrôle et aux questions sans réponse…
- Un besoin qui vous renvoie à l'imperfection. De même peut-être pour son côté "concurrent qui règle ses comptes" : il vous parle peut-être d'une autre facette de vous.
- Oui ! Il me parle de mon désir d'être toujours devant, de gagner ! Alors que faire de lui dans ces réunions ?
- Que faire de lui… ou avec lui ?
- De toute façon, il reste une seule réunion ! Mais je réalise que j'agis aussi comme ça avec un expert de mon équipe. Il m'accompagne en comité de direction. C'est comme si j'avais besoin de prendre sa place !

Nous avons clôt la séance en évoquant des sports de l'extrême qui se pratiquent en équipe. Et j'ai invité Charles à voir Mon oncle d'Amérique. Ce film d'Alain Resnais où des rats enfermés dans des cages se combattent ou se fuient. Les humains font parfois de même dans les cages qu'ils se construisent. Et certains découvrent une autre voie : l'alliance avec l'autre et ainsi avec soi.

Et c'est ainsi que, de séance en séance, Charles est parti à la rencontre de ses multiples facettes et de ses envies : créer, maîtriser, diriger, jouer, gagner…
A la fin de son parcours, Charles a découvert un désir plus profond. Un désir qui semblait aux antipodes de son modèle familial et des mentors qui l'avaient inspiré jusqu'alors. Il ignore s'il répondra à cette nouvelle "offre".