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MAI 14

Etienne regrette

J'avais tellement aimé "Salut Marie" ! Alors j'ai aimé suivre Antoine Sénanque sur son Facebook. C'est sur ce fil-là et sur son blog que l'auteur donne de ses nouvelles. Des nouvelles inédites, sombres ou énigmatiques. Et c'est ainsi que j'ai découvert son dernier ouvrage : "Etienne regrette".
Ce livre-là est un bonheur. Laisser 
sa classe de philo derrière soi, un instant et plus ; ouvrir sa maison aux oiseaux ; et puis partir travailler à la morgue en compagnie d'un ami médecin-légiste, sans souci de nuire car ici les malades ne risquent plus rien ; retrouver une amie d'enfance et la tendresse avec ; flirter avec les déferlantes à la pointe d'une digue de l'atlantique ; se laisser aller là où le soleil se couche sans pudeur, où l'air est à température de peau… 

Tout ça est déjanté et léger, immoral et réjouissant et ça apaise quand tout s'étouffe ou se détraque autour de soi, au fond de soi… 
C'est une fable sur l'amitié, poétique et mélancolique, et puis ça finit comme un thriller.
Et c'est vraiment un bonheur à chaque page. 

 

Extraits

Mon ange gardien boit.
Beaucoup.
J'aimerais lui venir en aide, mais les crises existentielles des créatures célestes sont difficiles à guérir.
J’ai exercé une mauvaise influence sur lui, c’est vrai, mais le voir comme cela, titubant, nauséeux, j’ai honte de marcher à ses côtés, moi, son homme gardien.
Un jour, il a chuté du ciel, au-dessus de ma tête, les ailes en vrille. Il est tombé lourdement. Un autre a suivi un peu plus loin, celui de mon meilleur ami. Ils rampaient sur le sol comme deux vieux albatros. 

*

Elle s'appelait Viviane. Comme la fée. On raconte que cette magicienne avait les qualités pour séduire les hommes les plus remarquables de son temps. Ce qui était flatteur. Mais elle avait aussi emprisonné l'enchanteur Merlin, pour l'éternité, dans une cellule aux murs invisibles. Il avait songé à cette éventualité avant de l'épouser, car les prénoms avaient un sens : Étienne, par exemple, était le premier martyr chrétien, lapidé par ses frères, dans une rue de Jérusalem. Parfois, il sentait le réveil de vieux hématomes. En dehors d'une tendance à étouffer sa vie, Viviane Fusain n'avait aucun défaut.

*

- Quand le microbe l'attaque, la plante se mutile volontairement, en tuant ses propres cellules qui entourent la région infectée pour empêcher l'abcès de se développer, en l'isolant dans un désert de cellules mortes. Suicide parcellaire et protecteur []
Je pense que les plantes nous donnent une grande leçon. Le suicide global est trop radical. Pourquoi mettons-nous fin à nos jours ? Par excès. D'accord, il y a des parties de nous-mêmes qui méritent la mort, un lobe temporal par exemple qui alimente nos idées noires en médiateurs,  un organe cancéreux qui souffre. Mais les parties cordiales qui ne nous ont rien fait sont en large majorité. Tant de cellules innocentes, victimes collatérales de notre désespoir globalisant. La décision de mourir rend injustice aux trois quarts de nous-mêmes.

*

- Qu'est-ce qu'on met sur la tombe d'une fleur ?

*

- Tu as remarqué pendant la chasse. Les antilopes...
- Quelle chasse?
- Les lions
… Les antilopes, quand elles sont attrapées, leur soumission. Dès que la patte s'est posée sur elles, elles ne se débattent plus. Elles se résignent. C'est pareil pour moi.

***

Etienne regrette - Antoine Sénanque - Janvier 2014 - Editions Grasset 

Le blog de l'auteur : Antoine SENANQUE