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JUN 14

S'asseoir par terre

"Masochisme mortifère ou masochisme gardien de la vie". C'est le nouveau livre qu'elle a posé là, sous mon nez.
- Dites, ce livre-là c'est encore de la provoc, non ? je lui demande.

Et comme d'habitude elle répond pas. Enfin pas maintenant ou pas à ça. Alors je me pose, je m'allonge en silence un instant. C'est plutôt moi qui la provoque au fond et qui cherche la bagarre, je me dis.
- Je crois que j'en ai bien fini aujourd'hui avec ce côté maso, je reprends. Vous vous rappelez "L'énigme du masochisme", ce petit livre bleu que vous aviez aussi posé là le mois dernier, à mon attention peut-être ?
Elle répond toujours pas.

- Je l'ai acheté, j'ai lu l'intro et je n'ai vraiment pas pu aller plus loin. Ça m'a donné la nausée. Il y a cette histoire de l'homme aux rats. Un type sur un pot de chambre qui aime se faire bouffer l'anus par un rat. Je ne sais pas si c'est un rêve ou la réalité, un fantasme ou une scène de torture ? Il y a aussi une vignette clinique sur un jeu SM.  Insoutenable. Alors j'ai fini par le perdre je ne sais où ce livre-là. Mais c'est comme si tout ça avait eu un effet "psychomagique" sur moi ! C'est Jodorowsky qui pratique ce genre de prescriptions. Mais vous, c'est pourtant pas trop votre genre la psychomagie ?

- Allez, dites-moi ! Ces livres, vous les posez là pour moi ?

- Et là, avec masochisme gardien de la mort ou de la vie, vous passez au traitement de choc, non ?
- Vous croyez que l'analyse ça passe par les livres ? elle me renvoie.

En tous cas, mon côté maso il semble être passé avec le petit livre bleu, je lui ai dit. Enfin, pour l'instant seulement peut-être. Car quand je cherche la bagarre, c'est l'autre pôle du masochisme au fond.
Et je suis passé à autre chose.

*

J'ai aimé lui raconter comment j'ai découvert que j'adorais chanter.
C'était un week end tout doux, un samedi du temps des cerises. Le matin on est allé au marché de Toucy. Pour ajouter une poule au jardin. Oui, parce que le coq, à force de faire l'amour à DecibElle, la poule blanche, elle est en sang, elle ne pond plus et elle se planque au fond du poulailler. Pour éviter ça, le marchand nous a dit qu'il lui fallait au moins dix poules au coq. 

On a aimé déjeuner au soleil, tout au bord du marché qui finissait. Une andouillette au chaource, un demi et puis la tarte du jour, aux abricots. Et de retour au jardin, l'après midi, on s'est posé au bord de la mare.
Le voisin qui collectionne de belles américaines - une mustang rouge qui feule, une chevrolet blanche - ce voisin-là il faisait la fête avec ses copains tout à côté. Il nous a invité le soir à son barbecue, un barbecue-karaoké. Les merguez et les chipo venaient de Carrefour, c'était pas top je trouve, mais le tiramisu, fait maison par sa femme, c'était une tuerie. Je sais pas pourquoi je vous raconte tout ça par le menu. C'est pas ça la psychanalyse. Elle répond pas, alors je continue. "Tu chantes faux" on m'a toujours dit quand j'étais petit. Alors moi, j'ai jamais vraiment osé.

- Vous vous privez de chanter, elle me dit.
- Oui pendant cinq décennies finalement ! Mais là, sans trop hésiter, je me suis lancé. Tu verras bien qu'un beau matin fatigué, j'irai m'asseoir sur le trottoir d'à côté
 "S'asseoir par terre". C'est cette chanson d'Alain Souchon que j'ai aimé choisir. Et c'était vraiment bon, c'était bien. Et finalement je chante pas faux du tout.
Prendre soin des poules, écouter les papillons et les grenouilles au bord de la mare, chanter, prendre des bains de forêt Alors vous voyez, c'est vraiment plus maso tout ça, au fond !?

*

"Le masochisme "érotise" et lie la destructivité issue de la pulsion de mort, la rendant ainsi supportable et, dans certaines conditions, limitant sa dangerosité. C'est ainsi que le masochisme devient le gardien de la vie psychique".
C'est le bout de résumé de ce livre qu'elle avait posé ce soir-là et que j'ai cherché après la séance. Juste le résumé.

***

En photo : PixElle et DécibElle, la poule noire et la poule blanche, à l'Atelier des Jardiniers.