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AVR 15

Dépendance Day

Je ne sais pas trop pourquoi j'ai choisi ce roman-là quand je l'ai choisi. Ça parle de la mémoire qui s'efface, tout doucement ou tout d'un coup. Sans prévenir et par pans entiers alors. Inéluctablement, irréversiblement. Il suffit de "laisser le sablier faire son ouvrage", écrit Caroline Vié, l'auteure, journaliste de cinéma aussi.

Il y a comme un tremblement de l'inconscient, je crois, à l'instant de choisir un livre ; un frémissement qui prend forme dans l'après-coup, au fil des pages. Alors là, c'est peut-être parce que j'ai moi aussi perdu la mémoire. Mais c'était bien avant de vieillir ; la mémoire de mon enfance. Et puis maintenant, je sais de mes voyages en divan que ce n'est pas à jamais, au fond.  

Alors que là, dans Dépendance Day, elle est triste, elle est tragique l'histoire. C'est écrit à l'encre noire, outrenoire. Parce que cette forme-là de l'oubli fait glisser vers la fantaisie d'abord, et puis carrément dans la folie. Et ça semble inscrit dans l'ADN des femmes de cette famille. Lachésis, Clotho et Morta ; ces femmes-là s'appellent comme les Trois Parques. Et il y a aussi Nona, la dernière. Et c'est écrit à l'acide aussi. L'humour comme un antidote, une défense face au désespoir.  

Et sans avoir encore fini ce livre-là, j'en partage ici quelques extraits. Avec aussi une vidéo comme un thriller.
Un livre à aimer lire tout doucement.

 

Alors, ce n'était que ça, la vie ? Un truc plaisant parfois, souvent désagréable, insignifiant surtout où surnagent des joies, des chagrins et une absence. Une fois le bovarysme de l'hyperactivité envolé, il ne reste plus rien que le temps de penser. Pendant qu'on vivait sans se préoccuper de rien, en se souciant de tout, la porte du possible s'est doucement refermée sans même grincer pour nous en informer. Ne demeure plus alors que la régression dans l'espoir de mettre le pied dans l'embrasure, d'ouvrir de nouveau la boîte à délices. La mère danse dans sa tête. Elle chie dans sa culotte. J'aimerais croire que sa réalité porte des chaussons de pointes et non des couches souillées. Je parviens parfois à me convaincre que Maman a réussi dans le monde parallèle de son esprit à devenir une étoile du Bolchoï sous une pluie de fleurs et de vivats. "Il y a des chemins qu'on doit emprunter seule, ma petite fille", me dit-elle soudain tout bas.
page 115

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La veille, j'avais apporté des caramels à mon père. Il en mangeait des kilos entiers, ce qui n'est peut-être pas étranger à son artère bouchée. Je lui ai murmuré dans l'oreille que j'étais là avec ses friandises préférées. "Papa, reviens. Maman t'attend." J'ai été déçue. Je m'attendais à un pic soudain puis à une ligne verte verticale sur la vidéo au-dessus de sa tête. On aurait pu me mettre en prison pour tentative d'euthanasie. Papa était paralysé du côté droit. Si quelqu'un avait pu me prêter son papa paralysé du côté gauche, cela aurait fait un papa entier qui aurait mangé des tas de caramels. J'ai lu très fort des extraits d'un vieux Programme commun. Puis braillé que l'extrême droite avait gagné les élections. Il n'a pas bougé et j'ai su que tout était fini. Dix jours après être rentré en réa, Papa en est sorti les pieds devant. J'ai mis le reste des bonbons dans son cercueil. Je ne crois pas un seul instant qu'il les dégustera dans l'au-delà, mais je me suis dit que ses cendres auront comme un petit goût sucré.
page 126

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J'éprouve une satisfaction animale à serrer la Petite entre mes bras, à la respirer comme une fleur, à lécher ses joues...  J'en suis la première surprise car je n'ai jamais aimé ce qui était mignon. Ma fille m'oblige à a changer. Nona est mignonne vingt-quatre heures sur vingt-quatre. A temps complet. J'en suis si fière que je perds tout sens commun. Un sentiment sourd et aveugle qui me remue.  [...] Je glisse souvent mon nez dans le pli de son petit coup. Je voudrais que le temps s'arrête sur ces instants-là qui ne peuvent durer, qui ne dureront pas. Cet amour est le seul où l'on doit apprendre à son objet à se détacher de vous, à s'affranchir, à vous quitter.
page 192

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Caroline Vié, Dépendance Day, Jean-Claude Lattès, 2015