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JUN 15

Libres accordages

–  Là où il y a Pégase et des lions d'or ou de pierre, je t'ai proposé.

–  C'est le pont Alexandre III, tu m'as dit.

Rive gauche ou rive droite, sur le dessus ou le dessous, on s'est retrouvé au beau milieu de ce pont-là, sans trop de textos ni de soucis.

Il faisait très chaud ce soir-là et c'était noir de monde sur les quais, devant le Rosa Bonheur et jusqu'à la Concorde. Tous les hipsters et les touristes, tous les ados et même les geeks étaient agglutinés sur les berges de béton comme pour se tenir encore plus chaud. Et comme sur la côte d'azur alors. C'est vraiment bizarre ce besoin de grégarité.

– Je t'emmène au bord de l'eau loin de la foule, je t'ai dit.

À cet instant, je t'ai imaginée peut-être un peu surprise parce que ce n'est pas mon genre de t'emmener comme ça, sans plan ni boussole. Comme j'ai peur de l'imprévu, j'essaie de faire de plus en plus de choses à l'improviste avec toi.
Mais toi, tu penses que c'est de la femme imprévisible, de la femme tornade, dont j'ai peur au fond ! Mais ça, c'était il y a très longtemps. Et quand je fais des choses imprévisibles avec toi, alors je joue avec tes nerfs parfois. Un peu comme si je voulais voir ce que ça fait ce qu'on m'a fait.

– Ne t'inquiète pas ! J'ai de la bière et des nachos, là, dans ma musette, je t'ai dit.

– Elle est fraîche ? tu m'as demandé, vraiment étonnée.

C'est derrière le Champ de Mars, dans un frigo du Carrefour Market que, l'instant d'avant, j'ai déniché une des dernières desperados bien fraîche. Il faisait tellement froid dans tout le magasin que le gars de la sécurité gardait sa doudoune comme aux sports d'hiver.

 Et on va où ? tu m'as dit.

Si tu ne sais pas où on va, toi, ça te replonge illico en enfance, quand ta mère te traînait tu ne sais où. Et à l'infini alors.

J'ai pris ta main. Et on a marché le long de la berge pavée. On regardait les péniches accostées et les jardins sur les pontons parfois. Je t'ai montré une voiture amphibie avec deux hélices. C'est celle d'un océanographe renommé.
Et puis on s'est assis au bord de l'eau, juste avant la passerelle de Solférino.
Les bateaux-mouches et les yachts passaient et repassaient. Visites guidées, séminaires éphémères ou soirées privées à folle allure. Et la bande-son absolument saturée.
Nous, on a simplement partagé la desperados et les grignotises. Et c'était bien.
J'aimais te regarder. Tu avais mis du vernis rouge Cerise sur les ongles de tes pieds, sur les ongles de tes mains. Parce que le rouge c'est pour les brunes, tu m'as dit.
Et sans trop t'approcher ni te toucher, je pouvais te sentir.

– Dis, on traverse le fleuve ? je t'ai proposé.

Parce que l'été dernier, on avait déjeuné à La Lucarne aux Chouettes, et puis après, comme ça, d'un coup d'un seul, tu t'étais jetée dans le cours de l'Yonne, avec ma chemise pour maillot de bain.

– Tu as déjà traversé la Seine, toi ? tu m'as demandé.

– Oui, quand j'étais enfant ; je faisais ça avec mon frère, Philippe, pour rejoindre une piscine sur une île. Ça s'appelait La Plage, à Villennes-sur-Seine. Mais il y avait du courant et c'était dangereux, je crois.

– Et tu voudrais pas retourner là-bas des fois ? tu m'as dit.

C'est des souvenirs encore trop tristes, j'ai pensé.

Bien sûr, ce soir-là, tu n'as pas plongé dans le fleuve – c'est trop dégueulasse ici, tu as dit – et je t'ai emmenée dîner au Jardin des Tuileries.

***