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AOU 16

Je vais faire un détour

Ce matin-là, tu as choisi cette robe à fleurs qui est comme un tableau de Andy Warhol et qui, je ne sais pourquoi, me rend un peu fou à chaque fois. Et c'est pour ça que je n'ai rien voulu savoir du dessous de tout ça. Tu avais aussi un pull jaune tournesol, très court, qui en rajoutait à l'été. Et des sandales avec deux ou trois lanières de cuir. C'est vraiment trop ces lanières, je me suis dit.
Et puis on est allé au marché dans la vieille Simca.
Sur le chemin, j'essayais de regarder les champs de tournesols plutôt que le bout de tes pieds ou la ligne de tes jambes. Ou tout l'inverse peut-être. Oui, parce que sinon ça me donnait envie de te lécher (le bout des pieds, je veux dire).
– Je vais faire un détour, je t'ai dit.
– …
– Par le magasin bio, pour ajouter une gousse de vanille dans le rhum arrangé à la mangue.
Toi, tu n'as rien dit parce tu aimes tellement te laisser emmener et bercer comme ça dans cette 
vieille voiture. 

Et pourtant, il y a encore un mois, je voulais la revendre. Parce que c'était peut-être un coup de tête cet achat-là, l'été d'avant. Et surtout parce qu'il y avait tant et tant de problèmes avec la pompe à essence, l'embrayage ou les vitesses. Oh ! Non. Essaie plutôt de la faire réparer, tu m'avais dit.
Alors, de fil en aiguilles, sur la route au bord de l'Yonne, j'ai trouvé un garagiste qui est fan de voitures de collection. Il l'a emmenée dans son atelier et il a aimé la bichonner.
Et aujourd'hui c'est vrai que c'est vraiment bien de partir en balade, comme ça, sur les chemins avec toi. (Un jour, il faudra qu'on essaie la banquette arrière, je me dis. Oui, parce que ça a l'air très moelleux et spacieux.)

Et donc quand je suis arrivé aux abords du magasin bio, j'ai fait encore un détour pour me garer tout près de l'entrée. Là où c'est plutôt les coulisses avec un quai de déchargement, une benne et une énorme broyeuse. Je ne sais pas trop ce qu'ils mettent là-dedans mais ça donne la chair de poule cet engin-là quand on y pense.
J'ai bien vu aussi 
l'énorme camion, un trente tonnes blanc, au beau milieu du quai en contrebas. Mais j'aime bien toujours me garer par ici pour éviter de faire une marche arrière. Parce que sinon ça craque et ça me stresse. Quoique ! Maintenant qu'elle est réparée la Simca ça ne craque pas trop mais j'ai gardé comme une empreinte. Et surtout, ça m'évite d'aller sur le parking des gens comme tout le monde.

– Tu te gares là ? tu m'as demandé.
– Oui ! J'en ai pour un instant.
– Mais il y a le camion, tu as insisté, comme si tu sentais venir le bug.
– T'inquiète ! Ça gêne pas.

Et quand je suis sorti de la Simca, avec toi à côté de moi, avec ta robe à fleurs et tes sandales scandaleuses, j'avais toujours cette sensation d'être un peu fou (encore plus même).
On se retrouve à la voiture, on s'est dit. Et tu es partie de ton côté chercher des amandes et des noix de cajou pour les mojitos du soir et peut-être aussi des madeleines espagnoles pour ton goûter. Moi, j'ai trouvé des gousses de vanille de La Réunion et quand je suis sorti du magasin, effectivement il y avait un gros bug. Oui, le gars du camion avait mis son trente tonnes en travers de la contre-allée et la Simca était bien coincée. Il était dans son cockpit, les pieds nus sur son volant et la portière grande ouverte. Peut-être que ça l'avait rendu aussi un peu fou de te voir avec ta robe à fleurs, ton pull tournesol et tes sandales à lanières.
Je vais essayer la communication non violente (CNV), j'ai pensé. Je suis allé vers lui mais il a fait genre celui qui me regarde de haut. C'est vrai qu'il était bien plus haut que moi dans son cockpit. J'ai évoqué les problèmes d'embrayage et de boîte de vitesses avec la vieille Simca (même si tout ça c'est plutôt du passé maintenant). Il m'a lancé qu'il avait klaxonné quand il m'a vu à la caisse mais que j'ai rigolé alors. C'est bizarre parce que je ne suis pas trop rigolo et puis, à ce moment-là, je commençais à m'inquiéter. Oui, je pensais à Little Snow. C'est comme un Loulou de Poméranie mais c'est un spitz allemand et c'est le chien d'Eva. Et comme les chiens sont interdits dans ce magasin, Snow était restée dans la Simca. Je ne sais pas trop pourquoi je lui parlais du chien, là. Peut-être parce que je voyais bien que la communication non violente n'avait aucun effet. Alors j'ai lâché ce truc-là et j'ai dit que je n'étais pas pressé.
Moi non plus !, il a répondu du tac au tac. Arghh ! Je voulais juste lui dire qu'il pouvait prendre son temps.

Et tu es sortie du magasin, avec tes sandales toujours. Et aussi ta robe à fleurs bien sûr. Et tu regardais tout le bordel qui se tramait sous ton nez.

– T'inquiète, on va s'en sortir ! je t'ai dit.
–  ?!?
Oui, parce que j'ai vu que je pouvais passer par dessus le trottoir. C'était risqué mais possible dans la diagonale. Et à cet instant j'ai vu le parking comme un immense échiquier sous le soleil. Avec toutes ses cases et les voitures des gens bien rangées, comme des pions dessus. Et toi et moi on était Roi et Reine (enfin l'inverse). Et c'est comme si le gars du camion voulait nous faire échec et mat. Parce que les échecs c'est un peu comme le mythe d'Œdipe : vouloir violer la mère et égorger le père, prendre la Reine et trucider le Roi !

Alors je me suis rapproché de toi pour te mettre dans la confidence, te dire à l'oreille que j'allais prendre la diagonale. Oui, parce que le Roi pouvait bien faire ça sans forcément être fou. Je suis remonté dans la Simca et toi tu es restée un instant au dehors pour surveiller la manœuvre. Et aussi parce qu'aux échecs la Reine protège le Roi.
J'ai lancé le moteur, j'ai fait une marche arrière, enclenché la première – les vitesses passaient vraiment bien, là – j'ai mis la gomme et zou ! C'est passé ! En diagonale. De l'autre côté. Tu m'as rejoint et le gars du camion nous regardait plutôt écœuré.

Tout ça aurait pu s'arrêter là mais, je ne sais pas trop pourquoi hélas, je n'ai pas pu m'empêcher de lui faire un doigt d'honneur. Alors il a démarré en trombe pour me barrer la sortie avec son trente tonnes tout blanc.
Et c'est là que j'ai repensé au blason de mes aïeux avec, dessus, différents symboles au sens mystérieux, en particulier un échiquier : « … / Champ clos d'un combat non sanglant / Noble jeu des guerriers » !

Bon, j'ai aussi pensé à la manivelle dans le coffre si jamais ça tournait mal.

***