06
NOV 16

La langue des histoires

« Fais le beau, Attaque ! », mon histoire en écriture, ça continue. Un nouvel épisode, là.

Et d'abord, quelques lignes sur le feuilleton précédent : « Côté passager »

Dans la voiture du frère dominicain, sur le chemin vers la Dordogne, je voyageais aussi dans ma tête. Des souvenirs de rodéo dans une Jeep de l'armée, un passage éclair dans une école pour moniteurs d'auto-école et aussi un accident avec ma mère, dans sa Renault 14. Le coté passager c'est aussi la place du mort mais je l'ai échappé belle, là.
Arrivé à Mézels, dans la chapelle, j'ai découvert un étrange rituel pour les postulants au noviciat. Alors, après ça, j'étais impatient de rentrer à Paris.

 

« Vous êtes un berger en compagnie d'une chèvre, d'un choux et aussi d'un loup, et vous voulez traverser une rivière. Pour ça, vous avez une petite barque qui ne peut transporter qu'un animal à la fois. »

C'est vrai que quand j'étais ado, je voulais être berger plutôt que pilote de ligne (ça c'était le désir de ma mère). Je voulais fuir le monde. Et avec l'argent de mes jobs d'été, j'en avais assez sans doute pour m'acheter une chèvre ou deux et peut-être un bouc. Et je rêvais d'une amie qui aimerait être ma bergère. Mais, là, ce problème du berger entre deux rives, ce n'est pas du tout ça. Non, c'était à la Sorbonne, ma fac d'éco, et je devais programmer cette histoire-là en langage cobol. Oui, j'avais choisi l'option informatique. Sans doute parce que B préparait son doctorat de chimie organique avec beaucoup d'informatique dedans pour faire de la modélisation moléculaire.
Sa thèse c'était contre des gaz de combat, pour prolonger les effets d'un antidote singulier, un agent anticholinergique avec des effets sur le tonus sympathique. Et pour ça, elle créait des programmes qui compilaient plein de résultats de test sur des rats de laboratoire. Fortran, Cobol ou C, tout ça c'était un peu comme une langue étrangère que j'avais envie d'apprendre avec elle. Bien sûr ça ne se parlait pas ce langage-là. Et c'était trop frustre pour écrire des histoires, mais je gardais de mon adolescence le désir d'une autre langue que ma langue maternelle. Alors B m'expliquait comment encoder les dilemmes de ce berger. Et ce n'était pas simple parce que le loup ne pouvait pas rester sans surveillance avec la chèvre, ni elle avec le choux. Alors B me montrait, encore un instant, comment écrire des boucles et des tests mais ça faisait plein de courts-circuits et de bugs dans ma tête. Et elle, ça la rendait un peu chèvre.
En plus, c'était encore l'époque des cartes perforées et de listings longs comme des draps de lit, alors pour chaque nouvelle version, je devais aller dans un sous-sol de la Sorbonne, près de la salle des machines. C'était tard le soir et il y avait toujours une file d'attente. J'ai fini par craquer et j'ai abandonné l'informatique.

Même si cette histoire de chèvre et de loup n'a pas de morale, ce pourrait être une fable de La Fontaine, genre lutte entre les espèces et rapports de force. Et ça me replonge un instant dans mon enfance. C'était un soir, après le dîner, je devais apprendre Le lion et le rat pour le lendemain. Mon père, – pour m'aider sans doute –, me faisait apprendre chaque strophe, une par une, et puis réciter du début à la fin. Mais c'est très personnel le travail de mémoire et on ne peut pas trop forcer ce genre d'apprentissage. Ce n'est pas comme les tables de multiplication où il y a une musique et ça peut se chanter un peu à deux. Alors, plus il essayait et plus ça faisait des courts-circuits et des bugs dans mon cerveau (exactement comme avec B donc). Et, même si ce n'était pas du tout agréable en apparence – je me bloquais et je pleurais –, j'ai aimé étirer cet instant-là. Oui, c'était pour moi une manière d'être avec lui (et comme ça il n'était pas avec ma mère).
Je voyais bien aussi qu'il perdait patience et que ça le mettait en rage, un peu comme le lion dans la fable. Oui, le Roi des animaux pris soudain dans des rets. Et moi alors, comme le rat, je pouvais le délivrer.  Mais c'est dans mes filets qu'il était piégé et ça a duré longtemps ce soir-là dans ma tête d'enfant. Et c'était exactement l'inverse de "patience et longueur de temps font plus que force ni que rage", la morale de la fable.

Et avec B et le cobol, je cherchais peut-être à revivre ça. Buguer ou échouer n'était pas un problème pour moi, au contraire c'était une manière d'être vraiment avec elle ou plutôt de faire ressortir un peu ses émotions. Parce que B avait un côté aussi comme mon père : pas de rage en apparence.
Mais elle lisait beaucoup de romans noirs, très noirs, avec des serial killers et de la police scientifique dedans, alors peut-être que par le détour des criminels et de leurs victimes elle pouvait vivre dans sa tête des émotions assez sombres.
Dans un tout autre genre, mon père aussi lisait des polars. Oui, un jour j'ai découvert San Antonio dans l'armoire de la chambre de mes parents. Un de ces livres jaunes avec un masque sur la couverture et plein d'argot et de sexe dedans. À cette époque je ne connaissais pas encore sa vie d'avant mais, aujourd'hui, je me demande s'il lisait ça quand il était homme d'église.

Moi, je n'avais pas trop besoin de lire des romans pour mes envies noires. Par exemple, quand j'étais enfant, j'ai ouvert le ventre de mon nounours à coups de ciseaux. C'était pendant la sieste mais je ne dormais pas du tout. Non, parce que ma mère m'obligeait à dormir chaque après-midi alors que, sous la fenêtre de la chambre, j'entendais tous les garçons et les filles de mon âge jouer dans la cour. Alors pour me venger j'ai lacéré mon nounours. J'étais vraiment bête de lui faire ça parce qu'il était comme un ami, un ami imaginaire. Je me punissais moi-même. Et mère a recousu le ventre de mon nounours.

Tu reparleras de tout ça beaucoup plus tard. Oui, quand tu commenceras à aller sur le divan. Allongé aussi. Et encore par une femme, mais pas du tout pour faire la sieste. Non, ce sera pour t'entendre dire que la cible de tes ciseaux d'écolier c'était ta mère. Tu te diras que le ventre ce n'est pas anodin, que pour le petit d'homme que tu étais alors, c'est là que les mères font les bébés. Et tes coups de ciseaux c'était peut-être aussi pour ceux qui sont arrivés après toi.
Petit d'homme, tu dessinais aussi plein de personnages avec des couteaux, des balafres et du sang sur leur visage. C'était des scènes de ta vie d'alors, un peu déformées certes, mais c'était ton langage d'alors pour écrire les histoires d'alors. Ceux qui découvraient tes dessins ne savaient pas trop si les personnages étaient des victimes ou des tueurs. Et les dessins d'enfant, c'est peut-être comme les rêves. Surtout quand c'est tout à fait libre. Oui, l'enfant qui dessine n'est pas que témoin de l'histoire, il en est toujours l'instigateur au fond et il est aussi chacun des personnages, à la fois le meurtrier et la victime.
Ça aussi tu le découvriras bien plus tard, sur le divan. Et là, tu reprends le fil de ta vie avec B et de tes études à la Sorbonne.
 


Abandonner l'informatique ne m'a pas du tout empêcher de me faire repérer par mon prof de sciences éco. Oui, je ne sais pas trop pourquoi mais un beau jour c'est à moi qu'il a proposé de rejoindre un cabinet d'études. C'était une femme, Anastasia D, qui dirigeait ce cabinet au fond d'une impasse. Et, si elle et moi, on avait des "atomes crochus" me disait mon prof, alors je pourrais travailler pour elle, un jour ou deux par semaine. J'ai rencontré cette dame. Son fils travaillait avec elle. (J'ai trouvé ça un peu bizarre). Elle m'a fait comprendre qu'elle avait beaucoup d'accointances avec les communistes. Exactement comme B donc.
Oui, ses clients c'étaient la SNCF, la RATP et les mairies très à gauche, dans le 93 et le 91. Et aussi le Parti Communiste, dans le bunker place du colonel Fabien. La dame insistait beaucoup sur ça, sans doute à cause des particules dans mon nom de famille.
Pour moi, rouge ou rose ce n'était pas trop un souci puisque j'aimais vivre avec B qui aimait aussi le rouge extrême, et comme une reproduction entre nous deux de l'alliance des contraires entre mes parents. Et comme s'il était possible non pas de dépasser la lutte des classes mais de la vivre à cœur. Oui, moi ce qui m'intéressait alors c'était plutôt les rapports de force dans le huis-clos familial. Par exemple pourquoi et comment le fils de 
Anastasia D faisait pour toujours travailler avec sa mère.
Bien sûr, je n'ai pas parlé de tout ça à cette dame et elle m'a proposé un salaire pour une journée par semaine dans son cabinet. J'ai fait un rapide calcul dans ma tête, je me suis dit qu'ainsi je pourrais arrêter d'avoir une bourse d'étudiant et alors j'ai dit oui.
Son cabinet faisait des études sur les transports en commun, des sondages aussi et moi alors je devrais compiler les données d'enquêtes, faire des statistiques et de la modélisation avec tout ça. Oui, des analyses multifactorielles (un peu comme B dans sa thèse de chimie informatique). Mais pour ça, j'allais devoir encore passer par l'informatique.


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A suivre

FAIS LE BEAU, ATTAQUE ! – Autofiction en écriture