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FéV 17

Et si par malheur on tombait sur le bonheur

À quoi tu penses ? Je pense au trou dans la mare qu'il faut vraiment que je bouche à présent. Il y avait le héron dedans ce matin et maintenant je ne vois plus la carpe koï ni aucun poisson rouge. Peut-être que ceux qui restent se cachent pour ne pas mourir. Et pourtant, j'ai bien vu le niveau de l'eau baisser au fil des premiers beaux jours, mais c'est comme si je cherchais ce que pourtant je redoute en ce moment. La perte, la disparition, la catastrophe… Dans la mare comme ailleurs.

Et ça n'a rien à voir a priori mais je pense aussi à cette femme qui m'a interpellé, l'autre soir, boulevard des Batignolles. C'était entre chien et loup et c'était le foutoir sur tout le boulevard. Je marchais, plongé dans mes pensées – je me demandais si le lambrusco avait toujours des bulles, je venais de perdre mon écharpe, etc –, et elle sortait soudain et à angle droit du Franprix.
D'habitude je me méfie des autres, mais là elle m'a appelé par mon prénom alors, forcément, je me suis arrêté. Parce que le prénom c'est comme un mot de passe, intime, originel.

Je me suis demandé qui elle était mais sans oser lui demander tout de suite. Elle a dû le sentir et alors elle a répété mon prénom et elle a ajouté mon nom. Comme un autre mot de passe pour me montrer qu'elle me connaissait vraiment. On créait un embouteillage devant la porte automatique du Franprix, ça en rajoutait au désordre sur le boulevard alors je me suis un peu décalé. Et puis elle a commencé à jouer aux devinettes avec moi mais sans savoir si j'étais d'accord :
– Tu ne me reconnais pas ?
Vouloir être reconnu par l'autre, c'est une question importante, je trouve. Un élan originel sans doute. Et ça peut être un piège aussi parce que c'est souvent une histoire à contretemps. Une demande adressée à un autre, plus ou moins consciemment, et qui crée un quiproquo alors.
Je l'ai regardée de plus près, à la recherche d'un indice. Son visage était comme taillé au ciseau à bois. J'ai voulu faire défiler les photos souvenirs dans ma galerie personnelle, enfin dans ma mémoire, mais je ne savais pas trop dans quel sens trier tout ça.
– C'est la deuxième fois que je te vois par ici, elle m'a dit. 
C'est logique, j'ai pensé, parce que parfois j'aime venir dans la librairie d'à-côté pour choisir un roman, mais ça ne m'avançait pas cet indice-là. Et pourquoi était-elle restée à distance ce jour-là ?
– Je suis Céline.
Ce prénom-là ne me disait rien hélas et j'étais toujours impressionné par son visage. J'ai pensé à une sculpture de Zadkine dans la petite église de Caylus, un village du Lot. Oui, un immense Christ taillé au maillet et au ciseau dans un tronc d'ormeau. Son visage exprime beaucoup de souffrance.
Et je commençais à être un peu inquiet parce qu'elle commençait à s'inquiéter. Peut-être parce que je ne la reconnaissais pas. Et moi, une femme inquiète, j'imagine encore que je peux la calmer. C'est comme ça que je me piège, c'est ça mon quiproquo.
– J'ai dû beaucoup vieillir alors ! elle a dit, comme si elle trouvait une manière de se calmer toute seule.
– C'est difficile sans le contexte, je lui ai dit, pour ne pas en rajouter si vieillir était pour elle une source d'angoisse. Et c'était aussi pour gagner du temps et consulter d'autres photos dans mes archives plus anciennes. Mais elle ne m'a pas laissé le temps, elle a finit par me dire son prénom et son nom :
– Céline K.
Ah ! oui ! là, d'un seul coup je l'ai reconnue. C'était bien plus simple que de jouer aux devinettes. Mais peut-être que chercher à être reconnue était sa manière d'être. Donc c'était il y a trente ans, quand je débutais dans le conseil. Elle aussi était missionnée dans le labo pharmaceutique par mon prof d'économie.
Et je me sentais en rivalité avec elle, 
à l'époque. Et on était comme chiens et chats alors. Elle était déjà bien reconnue parce qu'elle s'occupait d'accélérer le temps. Oui, elle était sur un grand projet pour réduire les délais de développement des médicaments. K c'était son nom de jeune fille et elle s'est mariée l'année d'après alors elle a changé de nom.

Une fois que je l'ai reconnue, elle a parlé sans faire de mystère. Au contraire, elle a fait défiler en accéléré toute sa vie depuis trente années. Elle a surtout déroulé tout ce qui avait déraillé, dans son boulot et avec ses enfants. C'était peut-être ça les marques plus ou moins profondes sur son visage.
Elle ne m'a pas demandé ce que je devenais, mais je lui ai dit que je devenais psy. Oui, parce que ça prend du temps de revenir sur ses pas et il n'y a pas de raccourcis possibles. 

(Cette histoire de raccourcis c'est parce que je pensais au conseil et puis au coaching où grâce surtout à mon instinct et mon histoire familiale, et puis quelques jours de formation, j'avais pu faire ces métiers-là. Mais c'était comme des répétitions de mon histoire d'origine, comme si je retombais à chaque fois et sans trop le savoir dans des trous de mémoire.)

Et alors elle a repris un bout du fil de sa vie pour me dire qu'elle avait fait une psychanalyse. Et puis un jour, forcément, elle est tombée amoureuse de son psy.
Elle a insisté sur forcément comme pour montrer peut-être qu'elle connaissait les jeux de transfert.
Et, là, elle avait envie d'aller revoir son psy parce que ça n'allait pas trop bien dans sa vie.

Et puis elle a pris un bus qui passait sur le boulevard parce qu'on l'attendait pour dîner. C'était peut-être pour ça qu'elle s'inquiétait.

***

Finalement, j'ai rebouché le trou dans la mare avec de la colle sous-marine. J'ai regardé tout au fond et j'ai aperçu un poisson.