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AVR 17

Garder trace du passage

– Dis, tu sais, tous ces poils partout sur ton corps, sur ta peau, un peu comme un animal ?
Tu me dis ça et, en même temps, tu fourrages, tu t'emmêles le bout des doigts et tu te mets à grogner, comme si tu retrouvais soudain un peu de ta part animale à toi. Tu fais ça aussi avec ton chien. Au début, je te regardais par en-dessous parce que ça me rendait jaloux. Mais j'ai parlé de ça sur le divan et j'ai découvert que ça me ramenait directement au milieu de la meute de mon enfance avec les animaux et les autres enfants, et donc aujourd'hui ça s'est un peu apaisé. Et toi, tu continues sur le fil de tes idées :
– C'est comme un pelage, tu sais ?
– Oui ? je te réponds parce que je ne sais pas trop où tu vas en venir. Et je te laisse faire.

– Tu m'as dit que ça a poussé quand tu es devenu ado ? Que c'était pour faire toute la différence avec tes frères ?
Je repense à cette époque quand j'entrais à peine dans l'adolescence. Oui, je faisais croire à mes frères que j'avais concocté une potion magique qui me faisait pousser tout un duvet et qui devenait très vite une toison. Mais je gardais cette formule-là secrète pour les rendre jaloux. Aujourd'hui je me dis que c'était surtout pour essayer d'être comme mon père.
Et je pense encore et toujours à mes histoires de chiens. Il paraît que "l'inconscient c'est le corps" et qu'avec nos névroses on sur-investit parfois une part de notre corps ou un organe particulier parce qu'il est plein de sens pour nous au fond.
Je me rappelle par exemple cette femme que son père retournait sur ses genoux quand elle était enfant. C'était pour lui donner la fessée. Souvent et avec beaucoup d'application alors. Et donc cette femme-là a depuis longtemps plein de soucis aux fesses, enfin à ses hanches. Et dans ses relations, elle semble chercher l'imminence d'une fessée. Parce que même si ça fait mal, c'est familier et excitant au fond. Alors elle persévère. C'est son jeu de maux.
Et donc moi, avec cette histoire de poils, ce n'est pas une maladie mais j'ai peut-être déclenché un programme inconscient pour faire comme les animaux de compagnie de ma mère. D'abord ses deux fox terriers qui étaient toujours bien tondus pour les concours. Et ensuite les dobermans qui avaient le poil ras d'origine mais les oreilles taillées et la queue coupée.
Et, au bout du compte, j'ai dépassé mon père mais mon programme m'a dépassé. Oui, j'ai beaucoup trop de poils aujourd'hui. Alors des fois, je voudrais me tondre complètement et à jamais, non pas pour passer un concours mais parce qu'avec le réchauffement climatique j'ai trop chaud en été.
Et toi, là, tu perds vraiment la tête, tu plonges ton nez dans mon "pelage" comme tu dis, tu grognes davantage, mais, là, tu me griffes tu sais ? Aïe ! Tu arrêtes et tu retrouves un peu tes esprits :
– Tu sais, tout ça c'est si doux, c'est si bon, peut-être que c'était aussi pour rester dans une sensualité maximale ? Avec aussi une odeur très personnelle, intime. Oui, c'était peut-être pour garder sur toi une trace du passage par l'origine !
Ah ! C'est donc là que tu voulais en venir. C'est vrai que la toison c'est féminin aussi. Et alors ça change soudain un peu mon histoire avec mes frères, mon père et les chiens. Enfin, ça ajoute quelque chose. Et je me souviens de Liliane, une des soeurs de ma mère, dont j'étais amoureux. Elle n'avait pas de chien mais un singe. Enfin c'était une guenon qui sentait très fort et qui s'appelait Judy, comme dans Daktari, une série télévisée de l'époque, avec un vétérinaire qui dirigeait un centre d'études sur le comportement des animaux en Afrique. Il y avait aussi Clarence, une lionne qui louchait beaucoup (dans la série télé).
C'était aussi l'époque où je commençais à avoir beaucoup de duvet partout justement, un peu comme Judy d'ailleurs. Un jour, Liliane m'a emmené dans sa voiture décapotable mais je ne sais plus pourquoi la guenon m'a soudain mordu jusqu'au sang. La toison de la femme, le singe, son odeur forte, son poil très rêche, le sang, Liliane, son parfum
 je crois que tout ça s'emmêle aussi dans ma tête.
Et je me demande ce que ça représente pour toi tout le velu ? Mais tu grognes toujours, là. Je te demanderai tout à l'heure, quand tu sortiras de ta rêverie.

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