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JUN 17

Un acte manqué presque réussi

– Avec toute cette chaleur, j'hésite ! je lui dis en même temps que je m'allonge sur son divan. Oui, il fait tellement chaud, mais je ne sais pas si ça se fait ici ?
Et elle, forcément, comme elle ne sait pas où je veux en venir, elle me laisse dire. Avant, je voulais toujours qu'elle interagisse avec moi, mais elle n'a jamais vraiment répondu à ça. Et, au fil des séances, j'ai découvert que son silence me permet de trouver à quelle place je la mets quand je dis ce que je dis. C'est une question qu'elle me pose encore quand je m'enferme dans une boucle avec elle, – enfin sans elle puisqu'elle me laisse à mes jeux préférés –, la plainte, la bagarre ou la manigance. Parce que la place que je veux lui donner, et la place que je prends ainsi, mine de rien, c'est aussi la répétition d'une interaction ancienne, plutôt figée et qui finit par me coincer aujourd'hui. C'est ça aussi le transfert.
Et là, ce soir, c'est comme si je lui demandais une permission avec, en même temps, la crainte d'un autre temps qu'elle me dise non ! Alors je finis par lui dire ce que je n'ose pas encore lui dire.

– Oui, j'arrive de la campagne, là, j'étais en bermuda, je me suis changé, mais je me demande si je pourrais venir comme ça ici ?
– En culotte courte, elle me dit du tac au tac.
C'est une réplique et pas vraiment une réponse ni une permission. Alors ça me fait rire un instant mais c'est un rire un peu gêné, un peu nerveux. Oui, parce que soudain je pense à cette époque de mon enfance quand je n'étais plus vraiment un enfant. À la rentrée des classes, quand c'était encore l'été, j'étais forcé d'aller à l'école en culotte courte alors que mes copains portaient des pantalons. C'était la mode du disco et les pantalons étaient à pattes d'éléphant.
Parfois j'avais quand même un pantalon mais il était jaune très clair, très voyant donc, et pas du tout à la mode. Alors, un jour, j'ai manigancé un acte manqué presque parfait : je suis parti me balader en vélo et j'ai bien coincé mon pantalon dans la chaîne pour le tâcher de cambouis et le déchirer. Ce n'était pas facile parce qu'il n'était pas à pattes d'éléphant.
Oulala, je suis tombé en vélo !, j'ai dit à ma mère au retour. Mais elle avait toujours plus d'un tour dans son sac. Elle a coupé les jambes du pantalon jaune pour le transformer en bermuda.
Là, à ma psy, je ne lui raconte pas tout ça, comme si je n'avais plus envie de retourner en enfance ici. Je passe à autre chose. Enfin, pas tout à fait, je renchéri avec une autre question :
– Et peut-être que des fois je pourrais enlever mes baskets ? je lui demande.
Là, c'est direct, sans teasing, mais elle ne dit rien.
– Il parait qu'il y a des psys qui permettent ça, j'ajoute pour essayer de l'accrocher.
Mais elle ne dit rien, elle ne rentre pas dans mon jeu. Et moi alors je me dis que ça ne serait pas vraiment possible de faire ça ici. Non pas à cause du petit tapis, genre kilim, qui est posé tout au bout de son divan, à l'endroit des pieds, mais parce que faire ça ce serait très ambigu. Oui, c'est très intime les pieds, je trouve. En plus, je n'ai pas de chaussettes tellement il faut chaud. Je serais pieds nus alors.
Et c'est peut-être ça que je cherchais, au fond, avec mon histoire de bermuda, savoir jusqu'où je pourrais me découvrir ici, enfin découvrir une partie de ma peau.
En plus, j'ai tendance à voir du sexuel partout. Entre les choses et les mots. Ainsi, prendre le temps de se dévêtir ici, juste avant de m'allonger, c'est propice à l'ambiguïté. Avec aussi, l'argent déposé à côté du divan au moment de partir. J'avais évoqué ça avec elle dans les premières séances, mais elle m'avait dit que c'est un fantasme assez courant d'associer le cabinet du psy à la chambre d'une prostituée. Et ça m'avait calmé. Mais ça c'était au début, et depuis quelques séances, c'est autre chose. Oui, elle me parle de "la tendresse post-œdipienne", un courant tendre qui s'installe entre les parents et leur enfant, qui calme ainsi les élans violents et sexuels et qui remplace un peu le refoulé après la traversée de l'Œdipe.

Et tout ça – ma question de venir en bermuda ou pieds nus –, n'a duré qu'un instant, le temps que je m'installe sur le divan. Et puis après je suis vraiment passé à autre chose. J'ai voulu en savoir plus sur cette question de la tendresse après l'Œdipe. J'ai évoqué mes recherches sur internet sur le sujet. Mais je n'avais trouvé qu'un seul article d'un psy et c'était sur mon mobile, la nuit, je ne voyais pas grand chose et au matin je n'ai pas retrouvé ce texte-là hélas. "Comme si la tendresse vous échappait", elle m'a répondu. Après ça, je ne sais plus trop de quoi je lui ai parlé. Et de toute façon, il faut que j'arrête d'écrire sur mes séances en divan.

La séance d'après, il faisait encore tellement chaud que, sans plus de soucis, je suis allé sur son divan en culotte courte – enfin en bermuda. Et c'était un bermuda jaune très clair.

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