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MAR 19

Les choses qui s'entrechoquent ou se frôlent

Depuis quelques semaines, je casse la vaisselle. Oui, un verre à pied ou à mojito, la cloche à fromages, une tasse à thé… Visiblement, c'est parce que je fais plein de gestes maladroits. De plus en plus souvent. Surtout quand je fais la vaisselle. Bien sûr, il y a cette histoire de l'enfance, au petit matin, petit-déjeuner – lait au chocolat, pain beurré et encore des traces de rêve dans la tête sans doute. « Fais attention, tu vas renverser ton bol ! » me disait ma mère. Ça me stressait, c'était comme une prophétie auto-réalisante et donc, zouuu, patatras, la tasse toupillait et voleplanait jusqu'au sol. En mille morceaux. Mais c'est pas forcément ça, là. Non, c'est pas si simple.

– Tu as remarqué que c'est toujours des choses qui vont de pair ? me dit Eva.

C'est elle qui a acheté ces objets-là, des « coups de cœur » comme on dit, alors forcément elle s'agace et je peux comprendre. Ça me dépite moi aussi. Mais, non, je n'avais pas encore remarqué. Et, oui, c'est vrai, je brise ce qui va ensemble. Sauf la cloche à fromages, il n'y en avait pas deux comme ça. Alors j'essaie de racheter chaque pièce brisée, comme pour me racheter peut-être, mais c'est compliqué de retrouver l'origine des choses. Et donc tout devient dépareillé dans la cuisine.

– C'est parce que tu veux encore séparer ou casser le couple, ajoute Eva.
 

Elle fait souvent des interprétations comme ça sur mon inconscient, Eva. Mais comme c'est inconscient je ne peux pas en dire grand chose à ce stade. Surtout que ma psy est en vacances. Et je reste un peu plus dépité. Je ne sais pas trop à quel couple elle pense, là, pour moi ou pour elle, mais elle continue un instant sur son fil à elle en parlant d'enfance.
Et c'est vrai qu'à l'origine l'enfant perçoit ses parents comme littéralement « embrochés ». Pas forcément pendant la nuit sexuelle, il n'imagine pas encore tout ça, mais simplement avec les rêveries de l'une ou le commerce amoureux de l'un. Mais lui est exclu de tout ça, alors il voudrait mettre la pagaille et séparer ces deux-là. Pour avoir l'une et l'autre à lui tout seul. C'est Mélanie Klein qui développe ça. De là, à ce que je casse tout ce qui va de pair, c'est un peu tiré par les cheveux.
Moi, j'avais plutôt ressorti un classique de ma bibliothèque : Psychopathologie de la vie quotidienne. Un ouvrage de Freud sur les actes manqués, les lapsus, les faux-pas, bref, tous nos petits désirs inconscients dans notre vie de tous les jours. Je voulais l'emmener en vacance pour relire le chapitre VIII : Méprises et maladresses. Mais finalement je l'ai oublié. Comme un autre acte manqué sans doute.

Alors j'ai mené l'enquête. Tout seul. De l'auto-analyse en quelque sorte. Oui, je me suis observé pendant que je faisais la vaisselle. Matin, midi et soir. Ce n'est pas une corvée pour moi la vaisselle. J'aime bien. Et c'est là que j'ai vu que j'avais des micro-gestes plutôt rapides et parfois brusques. Pour être efficace sans doute mais à y regarder de plus près ça reste erratique tout ça. Comme si je voulais faire les choses en accéléré. Alors que rien ne presse au fond. Et c'est un peu comme dans ma vie, je me suis dit. Sauf que les choses en verre c'est fragile et quand elles s'entrechoquent ou même se frôlent, elles se cassent. C'est vrai aussi avec les humains mais ça ne se voit pas vraiment. Ou pas tout de suite. Alors j'ai essayé de ralentir mais c'est difficile pour moi. Parce que j'ai l'impression que je ne peux pas vivre comme ça, au ralenti. Sauf pendant l'amour, j'ai pensé.

Et j'ai continué de casser des choses. Là, un autre verre à pied, ici une soucoupe. J'étais de plus en plus inquiet avec toute cette agitation minuscule en moi. Comme si j'avais soudain peut-être le début de la maladie de Parkinson. C'est le souci avec l'analyse, plus on observe une chose plus elle semble grossir. Mais les choses sont déjà là au fond, c'est quand on ferme les yeux sur elles qu'elles grossissent vraiment. J'ai aussi pensé à une maladie de chien. Oui, quand un chien tourne en rond, sans jamais s'arrêter et comme s'il voulait attraper sa queue ou courir après lui-même. Je croyais que c'était la maladie de Carré parce que ma mère avait très peur que ses chiens attrapent ça. Mais, je viens de regarder sur doctissimo et ce n'est pas du tout ça. Non, quand le chien tourne en rond c'est plutôt le « spinning » et ce n'est pas forcément grave. Je ne sais pas trop pourquoi j'ai confondu avec la maladie de Carré, là.

Et puis j'ai pensé à mon père qui faisait toujours la vaisselle aussi. Mais lui prenait son temps, je me souviens. Par contre, ma mère était toujours très rapide, voire très agitée, je trouve, partout et en toutes choses. Elle avait par exemple acheté une machine à tricoter et avec ça elle dépotait. Alors que le tricot c'est une activité plutôt calme. Un jour, dans la cuisine, je l'ai vue un instant sous l'évier mais l'instant d'après elle s'est relevée. Elle venait sans doute de ranger un produit ménager – genre eau de javel ou savon noir – sauf que la fenêtre, à la verticale, exactement au-dessus d'elle, était ouverte, et donc elle s'est méchamment cognée la tête. Elle est restée sur le sol, plus ou moins assommée. Plus ou moins longtemps.
Là,
 je décris le mouvement au ralenti, un peu comme sur le dancefloor quand le DJ met le stromboscope, mais si j'étais sur le divan, je dirais que ce moment était plein d'ambivalence pour moi. Oui, c'est le genre de situation où tu te demandes si ta mère ne va pas mourir et donc toi, en tant qu'enfant, soudain tu t'affoles, tu voudrais la sauver. Mais en même temps – même si ça ne se dit pas du tout ce genre de choses, sauf sur le divan parce que tu te laisses aller au refoulé –, tu penses tout le contraire aussi. Oui, tu te dis que comme ça elle va peut-être enfin arrêter de s'agiter et de courir. Et, là, ma mère elle est repartie. Comme si de rien n'était.

Et moi aussi, j'ai fait ça en scooter. Oui, une fois, j'ai fait un méchant vol plané sur un pont de la Seine. Comme s'il y avait du savon noir sur la chaussée. Chairs à vif, os raboté, côtes fêlées, mais j'ai relevé la machine tant bien que mal, comme on dit, et je suis reparti. Comme si de rien n'était.

Aujourd'hui je me dis que ma manière de m'agiter est plus minuscule. Parce que le divan m'a beaucoup calmé quand même. Tout ça reste donc invisible à l'œil nu. Mais c'est un trait particulier auquel je me suis identifié. C'est même comme une identité que j'ai incorporée, dans toute ma vie. Sauf pendant l'amour.

***

La photo, là, c'était une affiche dans les coulisses d'un bar de l'été d'avant. Au bord de la mer. J'ai instagramé ça parce que j'aime beaucoup tout cet instant-là.