09
FéV 20

Les gens ne sont pas ce qu'ils donnent à voir

Je ne sais pas pour vous mais moi, l'autre soir, on regardait un thriller avec Eva et avec plein de suspens. Un polar français vraiment bien fait, mais je sentais bien aussi que j'avais le ventre qui se nouait, et plein de sueurs froides. Littéralement. Et c'est au moment le plus insoutenable que la Wi-Fi a soudain sauté. On a attendu un peu. Le film c'est La proie, une longue traque avec Albert Dupontel, Alice Taglioni et Sergi López, l'acteur qui jouait Un ami qui vous veut du bien. J'ai essayé de redémarrer la box mais plus rien. Il restait quinze minutes de film.

J'ai pensé que c'était peut-être un des moutons du berger qui avait bouffé le câble du téléphone tout au bord de la maison. Oui, parce qu'avec Pâques qui arrive, il y a plein d'agneaux qui naissent mais qui passent le grillage et divaguent avec leur mère dans le village. De jour comme de nuit.
J'ai essayé de bricoler une connexion entre l'écran TV et mon mobile en mode « données mobiles » en passant par ChromeCast mais, pour ça, il fallait quand même la Wi-Fi.

Il était plus de minuit et à cette heure-là, chez Orange, je n'aurai sans doute qu'un robot en ligne j'ai pensé. Alors on est partis dormir. Mais après tout ça je n'ai pas vraiment réussi. Je voyais bien que j'étais inquiet et agité. Avec toujours des nœuds dans le ventre. Peut-être à cause de la fin du film qui me manquait. Oui, pour que toute la tension se dénoue. Mais sans savoir si cela aurait vraiment changé les choses. Pour Eva ça ne faisait rien visiblement. Elle dormait « sur ses deux oreilles » comme on dit. Et même elle semblait rêver au fond.

Je vais essayer de voir ça sur le divan, je me suis dit. Pour essayer de comprendre pourquoi un film comme ça m'accroche tellement pendant des heures. Et puis j'ai fini la nuit sur le canapé devant le feu. J'entendais les moutons passer dans la rue.

Le lendemain, j'ai vérifié le câble téléphonique au bord de la maison, mais aucun souci de ce côté-là finalement. C'est la box d'Orange qu'il fallait réinitialiser et pour ça retrouver les codes.  Ce n'était pas si simple. Et enfin Eva et moi on a pu regarder la fin du film. Avec un mojito. J'étais encore à cran quand même.

Quand je me suis allongé sur le divan le mardi soir, j'avais plein d'autres trucs dans ma tête mais je me suis efforcé de ne parler que de cette affaire-là. Un peu comme en coaching quand les gens se fixent sur un objectif ou une demande – et un symptôme au fond – pour essayer de résoudre le truc en deux ou trois coups. Comme s'ils ne savaient pas que tout ça se déplacerait ailleurs et sous une autre forme. Et là, moi, je commençais à avoir de nouveau plein de crampes douloureuses dans le ventre. Mais de fil en aiguilles, en parlant comme ça me venait, j'ai vu que ce film-là c'était comme un rêve. Oui, chaque personnage était une figure plus ou moins familière, quelqu'un de ma galaxie familiale toute proche. Et aussi une partie de moi : le braqueur de la Caisse d'Epargne, le psychopathe, l'enfant qui ne parle pas, la policière de la Brigade des Fugitifs, les matons, l'adolescente sans doute violée dans un buisson, et finalement tuée, etc. Plein de figures de mon théâtre intime donc. Je sais bien que dans certains films, je m'identifie plus ou moins à l'un des personnages, mais là c'était comme diffracté, démultiplié. Avec plein de retournements possibles qui brouillent les pistes : l'adolescente qui cache une femme, le type « bien sous tout rapport » qui est un serial killer, le maton qui est un voyou, etc. Et c'était ça aussi l'un des ingrédients de l'intrigue. Les gens n'étaient pas ce qu'ils donnaient à voir.

Un truc étonnant je trouve c'est qu'à un moment il y a un lit double dans le parloir de la prison, c'est comme une chambre d'hôtel – assez cosy quand même – et le braqueur et sa femme font l'amour. Je ne pensais pas que c'était possible en prison. C'est la scène la plus tendre aussi.

Ma psy a voulu se mettre dans le film. Vous me voyez où ? elle m'a demandé.
Ça m'a fait bizarre. Mais elle fait des trucs de plus en plus bizarres en ce moment. Tout ça sans doute parce qu'au début de la séance, j'avais quand même parlé d'un autre sujet. Oui, une vidéo sur YouTube d'un psychanalyste qui montrait bien que le rêve qu'un analysant amène sur le divan est aussi un message adressé à son analyste, une manière de dire les jeux de transfert. Elle me prenait au mot alors.
Mais je n'ai vraiment pas vu quel rôle elle pourrait jouer dans ce film-là.
Peut-être la femme flic ? j'ai lancé. Oui, parce que pour moi le travail d'analyse c'est comme une enquête policière aussi. Sauf que cette femme-là, au début, est déguisée en escort-girl pour piéger un maquereau. Elle se bat violemment avec lui et heureusement ses copains de la Brigade des Fugitifs arrivent. Et donc ça ne collait pas trop avec ma psy. Elle ne disait rien derrière moi mais je trouvais ça vraiment intéressant de l'imaginer un instant en flic ou en escort de luxe. Ça questionnait mon transfert sur elle quand même. Mais elle a dit qu'on avait déjà vu ça, il y a des années maintenant, ce fantasme assez banal de la psychanalyste qu'on paye comme une prostituée. De toute façon c'était la fin.

Et donc je ne sais pas trop pour vous, si vous vivez les thrillers comme dans vos rêves des fois. Avec des sueurs froides et des crampes dans le ventre.

***

La proie – Eric Valette – 2011 : bande-annonce 

Et à propos du rêve et des jeux de transfert : Jean-Charles Bettan sur YouTube.