11
MAR 22

Des trous dans la parole

Maintenant, quand j'écris mes rêves, j'ai toutes sortes de pensées, de tabous et d'analogies qui me viennent en même temps que l'histoire du rêve. Ça ouvre alors plein de pistes sur l'impensable.

Tout ça est nouveau. Avant j'attendais d'être allongé sur le divan pour mener mon enquête. Comme si quelque chose s'était décoincé. Une sorte de liberté de penser des trucs bien tordus, baroques, sans le détour par un autre.

– Alors pourquoi je vous raconterai mes rêves à présent ? j'ai dit à ma psy.

Oui, je lui ai lancé ça parce que je ne voyais plus trop ce qu'elle pourrait ajouter. C'était belliqueux et revanchard au fond. Comme si une corde qui, jusqu'alors m'avait attachée à elle, se défaisait enfin. Un encordage que j'avais moi-même tissé, avec elle comme avec d'autres.

Sauf que la nuit d'avant, j'avais fait un rêve où j'avais ajouté une bouteille d'eau au design très spécial. Une bouteille en plastique, tournée et fermée sur elle-même visiblement, mais que dans mon sommeil – enfin dans mon rêve –, je pouvais facilement ouvrir pour boire. C'était à la terrasse d'une sorte de drugstore, enfin une quincaillerie, tenue par une femme chinoise. J'en mets souvent dans mes rêves et celle-là s'est précipitée pour prendre ma commande.

Si ce soir je le racontais à ma psy ce rêve-là, je me demande bien comment je pourrais lui décrire la bouteille spéciale, j'ai pensé à mon réveil.

J'avais observé ça quand j'ai eu des soucis avec la culasse et le bloc cylindre de la Simca. Parce que j'ignore si elle a quelques notions de mécanique ma psy, mais j'ai besoin de lui faire comprendre, plus ou moins, de quoi il en retourne au fond, alors j'hésite sur le niveau de détail des choses à lui donner.

Je sais bien sûr que l'essentiel n'est pas là et donc, au final, j'avais résumé en lui disant que cette voiture-là, une voiture de collection, avait rendu l'âme. Ça m'avait gêné cette manière de dire soudain alors, pour me rattraper, j'ai ajouté que j'avais dû l'abandonner, enfin m'en séparer quoi. Mais je voyais bien que c'était du pareil au même, que je donnais une âme aux choses ici. Le garagiste avait dit ça aussi mais plus brutalement : Votre Simca est dead ! Il faut dire que c'était la même voiture que dans mon enfance. Même couleur, même modèle.

Bref. À propos de la chinoise agitée, alors que je ne lui demandais rien ici, ma psy m'a dit que j'étais pressé visiblement. Non, c'était tout le contraire, j'étais paisible en terrasse mais j'avais oublié que l'on met toujours dans nos rêves des parts de soi, y compris des élans, des pulsions particulières et bien opposées. Tout ça pour mettre en scène des conflits intimes, insolubles. Pour la bouteille d'eau, j'ai évoqué un genre de frisbee mais ça m'agaçait parce que ce disque-là est toujours plein à l'intérieur et ça n'avait rien à voir avec la bouteille. Alors j'ai ajouté que c'était comme un donut, troué au centre donc. Ou plutôt comme ces ballons à modeler que parfois des vendeurs à la sauvette proposent aux enfants dans la rue, sous forme d'animaux imaginaires. Mais je m'énervais à vouloir absolument lui décrire un truc qui n'existait que dans mon rêve, dans mon monde, sans vraiment trouver les mots ni savoir ce qu'elle en percevait.

– C'est dans les ratés, les trous de la parole que l'on trouve aussi le sens du rêve, elle m'a dit.

Je n'avais pas vu les choses comme ça jusqu'alors, aussi minutieusement je veux dire. Dans ces tentatives d'accordage qui échouent. J'ai pensé à ceux que j'accompagne qui parfois aussi hésitent, cherchent ce qui se dérobe en disant : Comment vous dire ? Comment vous faire comprendre ? Une sorte de difficulté primordiale entre les êtres parlants.

Après ça, les choses ont mal tourné avec ma psy, enfin elles ont pris un autre tour. Oui, ce que j'amène en séance, ma psy le ramène souvent à elle, enfin à mon travail avec elle. Je sais bien que c'est une manière d'attraper « la névrose de transfert ». Et, pour les rêves c'est facile, il y a toujours une correspondance plus ou moins directe. Et donc, j'ai pensé que la bouteille au design si particulier était en fait comme un préservatif. Oui, quand il est encore emballé, roulé sur lui-même.

– Ça me fait penser au masque, elle a ajouté du tac au tac.

C'est pas faux, j'ai pensé. Avec la fin du pass et de toutes les folies autour du virus, je me demandais si elle-même arrêterait bientôt le sans contact, les séances à distance je veux dire. Et si elle finirait un jour par retirer son masque.

***

La photo, là, c'est quand soudain je ne peux m'empêcher de m'agiter juste avant une séance ; par exemple pour ramoner la cheminée. Et si je raconte ça à ma psy, aussitôt elle le ramène là aussi au travail avec elle, genre « le ramonage de cheminée c'est une métaphore de la cure par la parole ». Je le sais bien, c'est Anna O, une patiente d'un collègue de Freud qui en parlait ainsi : « Chimney sweeping » elle disait.
Et, mine de rien, ça renvoie aussi au coït.