"Masochisme mortifère ou masochisme gardien de la vie". C'est le nouveau livre qu'elle a posé là, sous mon nez.
- Dites, ce livre-là c'est encore de la provoc, non ? je lui demande.
- …
Et comme d'habitude elle répond pas. Enfin pas maintenant ou pas à ça. Alors je me pose, je m'allonge en silence un instant. C'est plutôt moi qui la provoque au fond et qui cherche la bagarre, je me dis.
- Je crois que j'en ai bien fini aujourd'hui avec ce côté maso, je reprends. Vous vous rappelez "L'énigme du masochisme", ce petit livre bleu que vous aviez aussi posé là le mois dernier, à mon attention peut-être ?
Elle répond toujours pas.
- La semaine dernière, pendant les vacances, je rêvais beaucoup mais au matin je me laissais oublier tous mes rêves, je lui dis.
Et elle, là derrière moi, elle me dit rien. Je continue alors :
- Mais là, je me souviens bien de mon rêve de la nuit d'avant. C'est bizarre, c'est comme si j'avais préparé cette séance de rentrée ?
- …
- Peut-être que je réponds à une injonction de vous, au fond ! Vous apporter mes rêves ?
- …
- Un peu comme l'enfant dressé, forcé, jadis !?
- Si jamais j'avais une intention pour vous, alors vous feriez tout pour vous y soustraire ! elle me lance.
J'éclate de rire.
- Vous connaissez bien l'animal, je lui dis entre deux rires.
Et c'est fou ce fou-rire soudain ; c'est comme si ça me libérait de découvrir qu'elle n'attend rien de moi au fond. Et en même temps, je sais bien que ce n'est pas vraiment de moi dont elle parle là, c'est de la mécanique de l'inconscient.
*
L'énigme du masochisme. C'est un petit livre à la couverture bleue qu'elle a posé là, sur le meuble, tout à côté du divan.
Je l'aperçois en entrant juste à l'instant où je me demande par quoi commencer la séance ce soir : mon voyage en mélancolie du jour d'hier ? Ou la supervision à Paris 2, demain soir ?
Et je me demande si elle a posé ce livre là pour me provoquer. J'ai aperçu le nom de l'auteur : Jacques André. Et je me souviens que j'avais lu un tout autre livre de lui : L'imprévu en séance.
Je m'allonge sur le divan. Et je commence avec tout ça : le titre du livre bleu et mon dilemme de l'instant : la souffrance d'hier ou de demain soir ?!
- Je n'ai vraiment plus envie de me mettre sur le grill à présent, je lui dis. Ni là-bas avec les étudiants ni ailleurs. Mais je n'ai rien préparé pour demain. Je ne sais pas comment faire, j'ajoute.
Silence.
Je marche dans la forêt et là, devant moi, le sentier est soudain coupé.
C'est mon rêve de la nuit d'avant qui me revient soudain ! Comme une autre énigme. Je l'ai écrit au matin pour ne pas le perdre. Alors je lui raconte la suite.
S'il n'y avait pas l'interdit du sexe, murmure-t-elle, je partirais finir ma vie au couvent.
*
Deux détrousseuses de l'aube interceptées en flagrant délit à la station Saint-Georges (ligne 12).
Elles aimaient dérober les rêves des voyageurs qui étaient un instant endormis dans le serpent de fer.
*
À l'Agence Spatiale Européenne, bureaux de verre en rez-de-rue, il y a une femme sortie tout droit d'entre les pages d'un roman japonais. Elle a accroché une carte du ciel sur son mur de verre. Elle reste tard le soir. Son aire de repos du jour. Et quand le vigile a fini sa ronde, elle joue du violoncelle dans la pénombre.
Mais jamais aucune mélodie ne sort de son bocal.
*
Tu entres dans mes rêves
par la porte du jardin.
*
- Dis, quand tu étais enfant ?
- Oui ?
- Tu avais des rêves toi ?
- Oui, je voulais devenir berger
- … !?
- pour fuir le monde d'alors et d'après.
*
Perdu au fond de l'évier
le lézard
patineur désespéré.
★
Il n'y a plus de pluie au Japon
alors le Bureau des Eaux de là-bas
bombarde et ensemence les nuages au iodure d'argent.
★
La Joconde ou des serpents, une tête de mort ou des araignées, le visage du Christ ou une clé de sol… Étranges peintures à l'encre bleu marine et sur la peau des femmes, l'été.
Se souviennent-elles, que plutôt qu'une médaille sainte, perdue hélas au premier grain venu, ce sont les marins de haute mer qui aimaient faire ainsi impression pour conjurer le mauvais sort ?
*
- Alors, plutôt que sauter du haut du toit et dans le vide, tout comme mes frères, moi, je me suis envolé.
- …
- Parce que c'était bien trop dangereux pour moi ce jeu-là, je lui dit.
C'est un bout de mon rêve de la nuit que j'aime lui raconter, là, ce matin. Parce que maintenant, j'aime rêver et me souvenir de mes rêves. Mais elle reste silencieuse.
- Et puis j'aime tellement voler ! j'ajoute alors.
- Comme si vous aviez un pouvoir magique ? elle lâche enfin, là, derrière moi.
- Oui, j'aime croire que j'ai parfois des pouvoirs magiques. Et, comme ça, mes rêves c'est pas des cauchemars !
- L'intime et l'étranger. La puissance de vieillir. Dites, ces livres-là, posés sous mon nez au pied de votre divan, pourquoi vous les changez parfois ou souvent ?
- …
- C'est un peu comme les pub qui tournent en bord de périph ! C'est le dehors qui agresse le dedans alors ! C'est l'étranger qui intruse l'intime. Pourtant, la pub c'est pas trop votre truc, hein !?
- …
Et soudain je pouffe de rire. Et je crois bien qu'elle rigole là derrière moi. Par contagion ou comme si j'avais trouvé un truc, une formule, pour la toucher enfin. Mais si je lui dis ça, elle va me renvoyer la question, genre : « Et votre mère, vous aimiez la faire rire ? » J'essaie pourtant :
- Je crois que là, vous rigolez un peu, non ?
- …
- Vous vous souvenez peut-être, la dernière fois, à la fin de la séance, je vous demandais comment ajouter du rire aux larmes ? Comment trouver la recette de l'humour ? C'est là que vous m'avez mis à la porte hélas. Tout ça parce que la séance était finie ! Alors que ça devenait enfin passionnant. C'est plutôt sadique vos scansions, non ?
Il en a vraiment ras le bol de la drozophile qui tague les airs, là, sous le toit de verre et qui, toujours, toujours, zigzague autour de lui. Alors il m'offre une Dionaea, cette plante qui attire en douce les mouches de coach et puis qui les dévore patiemment. Et le nom vulgaire de la Dionaea, c'est "Gobe mouche de Venus".
*
- Dis, tu crois pas que s'il y a tant et tant de mouches et de moucherons, là, sous ton bord de ciel, c'est à cause du Saint-Félicien et du reblochon dans ton frigo ? me dit-elle, elle qui ne gobe pas n'importe quoi.
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- Les cinq blessures qui empêchent d'être soi. Dis, pourquoi les coachs ils aiment tellement ce livre-là ? Elles sont multiples nos entailles et initiatiques nos blessures d'autrefois. Elles permettent aussi d'être soi, non ?
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Elle aimait l'accrocher à un vieux clou dans un coin ou l'autre de la cuisine. Mais toujours bien en vue et à portée de main. Comme un morceau du ciel et des mauvais jours qui pourrait leur tomber sur la tête. En un éclair et sans vraiment comprendre pourquoi, au fond. Alors lui, entre chien et loup, il montait en douce sur le tabouret de Formica et il aimait prendre soin d'arracher une, deux et trois lanières, de couleur et de cuir, de cet outil de châtiment et d'alors. Et puis les cacher tout au fond du jardin. Et elle n'y voyait que du feu.
*