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JAN 08

Le superviseur et le consultant


« Quoiqu'on en dise, modifier l'ordre des éléments d'un système
peut suffire à en changer la perception de façon notable.
»
François BALTA


Avec le livre qui parait dans quelques jours, j'ai aussi découvert le plaisir de remercier ceux qui sont à l'origine de cet ouvrage intimiste.
Ce plaisir se tourne d'abord vers les clients qui ont inspiré ces histoires et que j'ai tant aimé rencontrer sur ma route.
Je remercie aussi dans ces premières pages ceux qui m'ont initié à l'art d'accompagner, au-delà des outils et des modèles.
François BALTA, thérapeute familial, est le premier qui m'a fait découvrir à la fois la systémique, la supervision, l'art de la relation... Et aussi le plaisir d'écrire !
J'ai retrouvé mon tout premier article, co-écrit avec François. C'était pour "Générations", la Revue Française de Thérapie Familiale.
Cet article a plus de 7 ans, j'étais alors dans le monde du conseil et de l'expertise, et en même temps, je perçois ici les prémisses de ce qui m'anime aujourd'hui en coaching :
apprendre à désapprendre à chaque instant, lâcher mes rigidités, oser dévoiler et utiliser mes zones ombragées, co-créer avec chaque client...
Voici un extrait de cet article.

Le superviseur systémique et le consultant : une association qui transforme les pratiques de conseil…
Générations, n° 21, décembre 2000, Dossier spécial : "La systémique et l'entreprise"

Le superviseur dont il est question dans cet article, François BALTA, est repéré par l'entreprise comme "psychothérapeute et formateur". Ceci n'est bien sûr pas neutre. Mais ici, sa mission n'est pas thérapeutique ; elle est d'apporter aux consultants une vision systémique des situations pour mener plus confortablement les changements recherchés par les clients.

En présence, F.B. (François Balta) et cinq consultants. L'un d'eux partage ses avancées depuis la séance précédente :
- Pour ces managers chargés de définir de nouveaux modes d'organisation avec leur équipe, j'ai fait le contraire de ta proposition ! Lorsque le DRH est intervenu dans le groupe, j'ai nommé la triangulation dans laquelle je me sentais pris entre l'institution et les managers et j'ai proposé un débat sur le fond.
F.B veut comprendre ; le consultant poursuit :
- Je n'arrivais pas à m'approprier ta proposition, impossible pour moi : proposer aux managers d'abandonner les outils de résolution de problèmes construits pour eux et leurs équipes. J'ai donc utilisé cette rencontre avec le DRH pour poser leurs problèmes et rechercher des pistes avec lui… Les résultats sont étonnants : plusieurs managers s'engagent comme leader d'un micro-projet pour résoudre les problèmes d'organisation enterrés depuis des mois, faute de dialogue…
Un autre consultant du groupe :
- Et si cette solution impossible t'avait permis de trouver une solution jusqu'alors inimaginable pour toi, pour l'entreprise ?

C'est ainsi que commence l'une des séances de supervision qui se tient tous les deux mois entre F. B. et des consultants Cegos, formateurs en entreprise, conseils ou coachs. Ce croisement régulier entre diverses disciplines et entre métiers était inconcevable quelques mois plus tôt. Aujourd'hui, aucun des consultants du groupe ne veut manquer ce travail réflexif sur des situations difficiles avec leurs clients.
Le groupe s'est constitué début 1999 pour un "cycle Systémique" : une journée chaque mois pendant 9 mois. L'objectif : "être plus confortable avec vos clients dans les projets de changement ". L'initiative est venue d'un dirigeant Cegos, responsable du département Management, convaincu que la systémique est transposable de la famille vers l'entreprise.
Je montre dans cet article comment cette approche a transformé en profondeur ma pratique du métier de conseil. Consultant en organisation depuis plus de 10 ans, formé aux méthodes "traditionnelles", j'illustre comment le regard systémique m'a conduit à remettre en cause de nombreux paradigmes personnels et professionnels. Pour cela, je partage ici trois situations complexes :
- Le premier exemple, issu d'une formation, montre la nécessité de "se changer soi avant de vouloir changer l'autre".
- La deuxième expérience montre que l'évitement du conflit peut créer une impasse.
- Oser traverser le conflit était gagnant dans ce projet mais cette solution se transforme en problème dans la troisième situation !
Un point commun à ces situations est la co-construction du problème avec le client et autour d'une solution unique, fondée sur une croyance personnelle ou une technique de conseil.
A chaque fois, le "simple" fait de changer de regard m'a permis de débloquer la situation et aussi d'ouvrir sur des pratiques jamais explorées…

Se changer soi plutôt que changer l'autre !
J'anime parfois à la Cegos des formations sur "l'amélioration participative des processus clés de l'entreprise". J'ai développé ici une méthode de conseil structurée et outillée. J'ai rencontré une difficulté majeure dans un stage : Joseph, un participant a critiqué ouvertement, pendant 3 jours, l'approche participative considérant qu'elle était inadaptée à son entreprise. Difficulté d'animation sans doute classique mais nouvelle pour moi dans un stage pourtant éprouvé.
Je présente à F. B. la situation d'escalade dans laquelle je me suis enfermé avec Joseph que je considérais "dogmatique et obtus" ; je termine mon récit par la question que je posais en leitmotiv à Joseph : "Quand vous restez campé ainsi sur vos positions et refusez de changer de point de vue, juste un instant, qu'est-ce que cela dit de vous ?"
F. B. m'a simplement proposé de me retourner ma question ! Cela m'a fait l'effet d'une "douche froide" : j'ai découvert chez moi le même dogmatisme et la même difficulté à changer de point de vue que chez Joseph ! J'ai répondu à ma question en découvrant que la formation créait un "risque d'incompétence" pour les stagiaires comme pour le formateur ; face à ce risque, ma réponse était de me réfugier dans mes certitudes et mon expérience...
Ce recadrage m'a permis de changer radicalement de logique. Je propose maintenant, en début de stage, une règle du jeu sous la forme d'un jeu : si un participant perçoit chez l'autre ou chez moi un risque de dogmatisme, il nomme son ressenti !
Depuis, j'écoute davantage et je découvre chez les participants des approches inexplorées…

Eviter ou accepter le conflit ?
Lorsque débute le cycle Systémique, je conduis un projet clé pour le DRH d'une compagnie d'assurance. Il s'agit de créer et déployer une démarche d'auto-diagnostic pour "aider plus de 300 managers de terrain à améliorer la performance dans leurs équipes". Le DRH nous demande de coopérer avec un autre institut de formation qui connaît davantage l'entreprise, tout en gardant le pilotage d'ensemble du projet : conception de la boîte à outils, ingénierie pédagogique, formations test…
Dès la première étape, le chef de projet du cabinet confrère remet en cause notre leadership : concurrence affichée pendant les tests (nous devions animer les formations en binôme), travail de "sape" auprès du DRH pour évincer une consultante Cegos…
Ma première réaction est de coopérer et d'éviter le conflit. Pourtant, plus je cherche l'alliance et plus les conflits s'amplifient, y compris avec mon équipe : un de mes coéquipiers critique mon mode de management "trop souple" ; il cherche lui aussi à évincer la consultante de l'équipe, désignée comme bouc émissaire ! L'atmosphère devient délétère…
Dans l'impasse et la confusion, je présente à F. B. la situation. Il me propose une hypothèse : "Et si les conflits dans le projet étaient en miroir des conflits entre les managers ou entre les managers et le DRH ?
Ce recadrage, en mettant en évidence la place structurelle du conflit dans ce changement, m'a conduit à transformer profondément mon comportement : accepter le conflit dans mon équipe voire l'utiliser comme "terrain d'entraînement" pour mieux appréhender et gérer la relation entre les managers et le DRH.
J'ai recadré fermement mon coéquipier ; j'ai aussi utilisé les capacités de confrontation du chef de projet "concurrent" pour explorer les zones à risques pressenties, les outils a priori inacceptables dans la culture des managers… J'ai coanimé avec lui une session qui avait échoué avec un binôme trop coopératif ! La formation fut un beau succès et un plaisir !
Je me suis entraîné à la "confrontation positive" et je cultive aujourd'hui le goût pour la remise en question et la "coopération par le débat". C'est une formule que le DRH utilisait dans notre intervention pour construire et animer le projet : associer des cabinets concurrents, créer des binômes opposés… Au début du projet, je trouvais la formule bien paradoxale et impossible !
Avec le recul, la voie de sortie me paraît évidente : pour agir autrement, il "suffisait" de comprendre que la controverse avait une dynamique utile pour le projet. Ma plus grande difficulté a été de surmonter une croyance personnelle fortement ancrée et limitante : "Il faut éviter le conflit et rechercher le consensus !". J'ai réussi à penser différemment parce que cette croyance provoquait beaucoup de souffrance dans l'équipe et mettait le projet en péril. A contrario, un consultant de mon équipe a mal vécu cette logique de la confrontation et m'a demandé de "sortir d'un jeu" qui n'était pas "écologique" pour lui…
La situation suivante va montrer qu'animer la controverse n'est pas toujours efficace ; bien au contraire ! 


Le problème c'est la solution tentée !
A la suite d'un séminaire de direction dans une entreprise familiale, j'accompagne un groupe de responsables opérationnels dans un projet ambitieux : "Décloisonner l'entreprise en l'organisant par processus pour améliorer la rentabilité et la satisfaction client". L'entreprise est en province et les postes clés sont tenus par des proches parents des dirigeants.
La première étape du projet consiste à établir le diagnostic des forces et faiblesses de la "suplly chain", depuis la commande du client jusqu'à la livraison. L'équipe projet pointe très vite une carence majeure : "les délais de livraison aux clients ne sont pas respectés parce que la politique d'achats ne permet pas de maîtriser les fournisseurs." L'équipe est unanime sur la cause profonde du problème : l'incompétence de Charles, Responsable Achats, mais également très proche parent du commanditaire ! En revanche, Julien, son adjoint récemment recruté, est un spécialiste de la négociation et c'est lui qui, selon l'équipe, devrait prendre le leadership des Achats.
Nous travaillons pendant 2 mois à reconstruire le processus "sur le papier". A chaque revue de projet avec le Comité de Direction, nous insistons sur la nécessité de réorganiser la fonction Achats ; en clair : remplacer Charles par Julien dans la phase projet ! La direction diffère sa décision, puis ne décide pas… En fin d'étude, nous présentons plusieurs chantiers, dont le projet Achats que nous proposons de confier à Julien. Le commanditaire propose plutôt un copilotage de ce chantier par Charles et Julien.
Le groupe lance les chantiers et j'interviens une fois par mois pour aider à la coordination. A chaque réunion d'avancement, j'observe que seul le chantier Achats n'avance pas ! Charles, qui sent monter la pression de son environnement proche, semble s'enfermer dans une spirale d'inaction… Nous profitons de l'impatience de la Direction qui veut "communiquer dans l'entreprise sur des premiers résultats concrets" pour l'obliger à prendre une "vraie décision" sur la fonction Achats. Toujours pas de décision...
Selon les techniques de gestion de projet, ce chantier est sur le "chemin critique" : son retard risque de compromettre la réussite de l'ensemble. Je propose donc de faire intervenir un consultant spécialisé dans les politiques d'achat, à la fois pour débloquer techniquement le chantier et créer une médiation entre Charles et Julien. Julien refuse…
Dans l'impasse, je contacte F. B. pour une "supervision flash". François me suggère de "faire comme si Charles et Julien étaient d'accord pour faire échouer le projet ensemble ou peut-être le faire réussir…". La proposition est inattendue et en même temps cohérente avec la décision initiale du commanditaire. Cette solution m'a permis de tenir le même discours à tous les acteurs, d'éviter d'être triangulé et d'entrer dans des alliances illégitimes : Julien contre Charles, son hiérarchique. Elle a conduit Julien à s'investir dans le projet Achats ; sa volonté de progresser rapidement dans la hiérarchie l'avait "noyé" dans de nombreux projets. Julien a appris à coopérer avec Charles qui a regagné en légitimité et s'est centré sur la réorganisation et l'animation du service Achats.
En m'obstinant avec le groupe sur une solution qui avait été efficace dans un contexte différent, j'amplifiais le problème… Notre obstination était d'autant plus tenace qu'elle s'appuyait sur un "paradigme technique" : rechercher puis supprimer les causes du problème… Une cause plus profonde, la dimension familiale de l'équipe dirigeante, était non seulement une règle importante du système mais aussi un liant solide et une ressource clé à utiliser : décider d'écarter de l'organigramme un parent proche, c'était remettre en cause l'organisation des pouvoirs de cette "tribu" familiale. Paradoxalement, le programme officiel du comité de direction était aussi de rénover le management…

Le changement est un processus de désapprentissage…
Avec le recul, les réponses aux difficultés vécues me paraissent bien simples. Leur mise en œuvre m'a pourtant amené à repenser mes modes de pensée. Pour cela, j'ai beaucoup investi entre les séances de supervision pour désapprendre.
Face au confort gagné, je reste surpris que plusieurs consultants aient abandonné la supervision après deux ou trois séances. L'un d'eux a même violemment dénoncé l'approche auprès du sponsor du projet en critiquant une technique "trop molle, trop psy et manipulatoire".
J'imagine que la remise en cause était trop profonde pour lui ?
En même temps, chaque année se constituent spontanément
de nouveaux groupes, composés de spécialistes du management ou de l'organisation, d'anciens ou nouveaux Cegos, de consultants seniors ou confirmés… La majorité s'accroche pour désapprendre.
La condition pour aider des groupes humains à évoluer est sans doute de chercher d'abord à évoluer soi-même…

André de Châteauvieux avec la collaboration de François Balta. Générations, Décembre 2000.

A découvrir : le site de François BALTA,
ses articles et ses ouvrages, en particulier : "La systémique avec les mots de tous les jours", "Le manager orienté Solutions"
Mes premières lectures systémiques, toujours sources d'inspiration aujourd'hui : Si tu m'aimes, ne m'aime pas, Mony ELKAIM, Editions du Seuil. La compétence des familles, Guy AUSLOOS, Editions Eres