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DéC 08

Une crypte romane

J'entends comme une fêlure dans sa voix. Un tremblement, dès ses premiers mots. Il me dit qu'il a demandé à son psy « d'arrêter l'introspection, les plongées dans son passé ». Et qu'il a entrepris un coaching pour « booster son action commerciale ».
Notre travail a commencé il y a six mois et je prends conscience que nous allons et venons entre ces deux champs : d'un côté son histoire personnelle, ses secrets douloureux ; et, de l'autre côté, son désir de se développer dans son métier de coach. Allées et venues entre passé et futur, blessures et projets, fragilité et désir d'indépendance. Se dessine ici un entre-deux indéfini, mouvant. Un espace grand ouvert qui l'expose à lui-même, qui m'expose aussi.
Il lâche soudain :
- Arrêter de vivre serait une solution.
La fêlure dans sa voix devient cassure. Mon estomac se noue. Je n'ai ni l'envie ni le savoir pour aller dans le monde de Tanatos. Il a demandé à son psy des anti-dépresseurs pour « éviter de passer à l'acte » et ajoute :
- J'aimerais que la solution s'impose d'elle-même, que la vie s'arrête. Là aussi, voyez-vous, je reste en position d'objet plutôt que sujet !

Je me sens soudain abattu. Une sensation inédite d'oppression. Comme une descente dans un puits sans fond. Cet été déjà, il était venu avec cette mélancolie, avec sa difficulté de « nourrir son désir de vivre ».
J'ai envie d'arrêter la séance maintenant, d'aller à l'air libre…
Dehors, la nuit tombe. Je retrouve mon souffle. Je regarde Jean-Marie. Il y a sur son visage comme une empreinte, la marque d'une infinie douceur. Comme une confidence qu'il porte à son insu.
J'évoque alors la pensée qui m'est venue un instant avant son arrivée :
- J'ai eu une curieuse appréhension : peut-être alliez-vous annuler la séance au dernier moment.
- Non. Je vous aurais prévenu. Mais je me suis demandé ce qui allait advenir aujourd'hui ?
- Jean-Marie, qu'est-ce qui vous donne envie d'être ici aujourd'hui ?
Il semble chercher, hésite, puis :
- Je pense à deux projets qui démarrent. Ce pourrait être l'objet de notre séance.
- Pourquoi pas ! Qu'éviterez-vous alors ?
Jean-Marie me dévisage, silencieux. De nouveau ma surprise devant ces traces de douceur sur son visage. Elles sont peut-être un signe extérieur de ce qu'il cherche pour lui-même. Il répond :
- J'éviterais peut-être l'essentiel : la question de continuer notre travail.
- Eviter l'essentiel vous est peut-être familier ?
- Non, je n'évite pas ce que je viens découvrir ici.
- La compagnie de soi.
Ces mots m'ont échappé. C'est ma voix qui a tremblé cette fois. Ces mots parlent de mes découvertes du moment : Tecum habita. Habiter avec soi-même.
Jean-Marie semble surpris aussi. Silence. J'ajoute :
- Parfois, un client réveille en moi ce qu'il méconnaît ou évite. Vous évoquez la mort et je suis au contact de la vie.
- Moi aussi, mais cela me semble si simple ici.
- Vous parlez de quitter le monde et je découvre de la douceur au contact de votre monde. Comment laisser un peu de place à cela ?
Les mots me viennent, simplement. Comme si je sortais de l'évitement. Il est troublé. Je sais par son histoire combien l'intimité lui semble dangereuse.
Long silence puis son écho en forme de question :
- Je crois que les autres ont peur de cette intimité avec moi ?
- Et vous aussi peut-être ?
Me revient alors cette formule étrange : la compagnie de soi. Avec le souvenir d'un lieu où j'ai découvert cette sensation :
- Jean-Marie, je pense à certaines chapelles romanes, loin du bruit du monde. Elles ont parfois une crypte qui invite à cette intimité avec soi.
L'évocation me semble décalée. Et je projette ici un apprentissage bien personnel : le choix de l'indépendance dans notre métier, les périodes de creux, de doute, nous confrontent à nous-même, nous invitent à des plongées en soi. Plongées dans l'incertitude, le vide, la solitude, la sensation de gaspiller notre talent… Mais il faut apprendre à traverser la nuit pour découvrir l'aube.
Mon évocation crée un écho inattendu :
- Je retrouve aussi un peu de cette intimité dans ma famille, dans celle que j'ai construite. Mais je réalise que je n'ai jamais vraiment osé serrer mon fils dans mes bras. Comme un autre évitement !
Une vague d'émotions m'envahit. D'abord la tristesse en imaginant la tendresse empêchée. Empêchée par l'empreinte d'une peur ancienne. Je pense à mes enfants et je retrouve pendant un instant la douceur de l'étreinte, joue contre joue, peau contre peau, leur odeur dans la nuque.
J'observe Jean-Marie. Est-ce sa présence qui réveille en moi cette présence à la vie ?
Et puis, à cet instant, son regard semble changer. Esquisse d'un sourire. Détente du corps. Comme si une autre mémoire se réveillait. Comme si le souffle de la vie, fragile, circulait.