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JUN 23

ARCHI BRUT

Je me demande encore comment je suis arrivé là. C'est peut-être un algorithme qui m'a capté, tracé ? En tout cas, il y a quelques semaines, ou même plusieurs mois déjà, je n'ai pu m'empêcher de m'abonner au fil de BRUT BUILDS sur Instagram. Je l'ai ajouté à mes favoris aussi.
C'est un concentré de spots aux quatre coins du monde sur des architectures de béton armé. La cité radieuse, à Marseille. Le terminal TWA de l'aéroport JFK, à New York. Sainte-Marie de la Tourette, un couvent de dominicains près de Lyon. etc.

Et donc c'est plutôt austère, toujours massif, très rugueux, à la verticale et anguleux. Avec quand même quelques rondeurs, et puis de l'acier ou du verre parfois. Bref. C'est tout un courant architectural né après-guerre : le #brutalisme.
Et c'est bizarre mon attirance soudaine pour le béton car, jusque-là, je croyais vraiment préférer tout le contraire : le feuillu et l'humide, la canopée et les sous-bois, la terre, les vasières... Alors c'est un peu comme dans les rêves je me dis, quand surgit soudain un objet bizarre qui semble faire tache dans notre scénario mais qui en dit long sur toute une part de notre vie cachée.
Car c'est nous-mêmes – et pas du tout un algorithme, un agent étranger – qui ajoutons à nos histoires ce genre d'objets. Des objets perdus et presque retrouvés, mais encore codés par notre système de censure.
Et quand j'y repense, il est vrai que là où je recevais à Paris, dans South Pigalle, j'avais choisi du béton ciré pour les coulisses de l'atelier. Oui, dans la salle d'eau et le coin cuisine sous la grande verrière.
Les bâtiments brutalistes ça me fait aussi penser aux albums BD de Enki Bilal : La femme piégée, Le Sommeil du Monstre, Bug... C'est dystopique et ça se passe dans des paysages durs, froids, avec des constructions gigantesques mais délabrées, un peu comme des blockauss alors.
Et je me dis que ce goût-là me vient peut-être du proche voisinage de la villa Le Corbusier pendant mes années collège et lycée. Oui, la villa Savoye à Poissy. La cour de récré donnait directement sur cette maison-là, un parallélépipède tout blanc sur pilotis, des fenêtres en bandeau et des toits-terrasses. Un prototype du brutalisme justement. Notre prof de dessin et d'histoire de l'art, en classe de 3ème, nous avait fait une visite guidée. Et donc aujourd'hui, j'aime bien retrouver ici et là quelques traces de ce style, de cette époque-là.
Mais c'est sans doute un « souvenir-écran » comme on dit. En fait, plus loin encore dans mon enfance, je me souviens que pendant plusieurs mois, il y a eu plein de maçons partout dans la maison et tout autour. Dans le garage, sur le toit, dans la cave aussi. Ces gars-là déboulaient au petit matin avec la pelleteuse, montaient des échafaudages, attaquaient les murs porteurs, cassaient les vieilles pierres, coulaient et armaient du béton à tire larigot...
À hauteur d'enfant, c'était tout à la fois tumultueux et attractif, excité et excitant. Un monde d'hommes. Pulsionnel, anguleux aussi. Ils se lançaient pas mal d'insultes. À tout bout de champ mais pour de rire visiblement. Caralho ! Vai-te foder ! Filho da puta... En Portugais donc.
Dans les langues étrangères, les injures ont un rapport assez direct avec le sexe – comme dans nos rêves, quoiqu'on en pense – et alors j'ai aimé décoder ces expressions-là et les retenir.
Et tout ça tombait bien : j'étais en train de quitter le monde de l'enfance. Ou peut-être était-ce le contraire : tout ça m'a fait quitter mon enfance en accéléré ?
En tout cas, c'est un peu comme les algorithmes : de clic en clic, ça nous capte, ça nous calcule dans l'infime, dans nos hésitations, et ça nous ressert nos préférences au fond...
Et puis ça me revient maintenant : c'était juste avant de découvrir BRUT BUILDS, j'ai aperçu une femme chinoise devant une bétonnière. C'était pas un rêve, mais un « réel », une mini vidéo. Étonné, accroché, j'ai cliqué... Cette femme-là coulait aussi du béton brut. Avec dextérité et à tire larigot. Je me demande bien comment c'est arrivé là, dans mon fil d'actualité.

 

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Sur Instagram : BRUT BUILDS

Sur France Culture : Le secret professionnel de l’architecture brutaliste - Charles Dantzig reçoit Paul Andreu, architecte, auteur de l’aérogare de Roissy 1 et du Grand théâtre national de Pékin - Janvier 2017

Illustration :  Monument Ilinden Makedonium à Krushevo - Macédoine du Nord - Jordan et Iskra Grabulovski - 1974