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NOV 23

Rien ne se perd

Ça avait commencé d'un coup j'ai l'impression. Juste avant l'été et ça a duré plusieurs semaines. Comme une lubie. Oui, j'ai eu soudain l'envie d'une grande besace Freitag. Ce genre de sac à bandoulière fabriqué avec de vieilles bâches de camion recyclées, découpées, plus ou moins colorées après toute une vie sur les routes au soleil ou sous la pluie. C'était pour emporter pas mal d'effets personnels quand je reçois à Paris : mon casque à vélo pliable, le roman du moment, une pince multifonction pour bricoler des trucs si nécessaire, mon réveil de voyage pour les séances, etc. 

Très fonctionnel donc, mais aussi un objet unique qui me donnerait un genre à part, j'imaginais. Comme si j'avais encore besoin de signes particuliers pour me différencier. A force d'en parler sur le divan je croyais que tout ça m'était passé.
Sauf que dans l'inconscient, rien ne se perd. Nos tabous, nos dadas, tout ce qui fait conflit, qu'on veut se cacher à soi-même, chasser, tout ça insiste, nous revient sous une forme déguisée, inimaginable. Des tics, des tocs, des symptômes, des fixions...
C'est pour ça que je voulais prendre le temps d'étudier la chose. Pas forcément le monde Freitag, même si c'est vraiment tout un monde. Avec sa F-Crew à Zurich, les clients qui d'emblée sont désignés « complices », les F-Dealers à Paris ou Milan, les fans qui remplacent les chabots pour toute question, simple ou tordue, etc.
Découvrir les coulisses de cette sorte de club m'accrochait encore plus. Je m'abonnais à la newsletter mais sans trop me laisser distraire, je voulais voir d'où me venait ce désir d'un grand sac coloré et imperméable.
C'est là que j'ai repensé à une vieille histoire : un coaching d'entreprise pour une jeune femme avec, officiellement, une question de leadership. Un mot valise si j'ose dire. Et soudain, tout à la fin de la 1ère séance, cette femme-là posait et puis ouvrait devant moi sa besace découpée dans la peau d'une bête à poils ras mais de synthèse. Elle en sortait, un à un, des effets personnels. Pas de pince multifonctions ni de réveil de voyage ici, mais des objets très intimes, très féminins. C'est pour retrouver mon stylo et noter la prochaine séance, me disait-elle. Cette manière-là de faire était une sorte de « condensation ». Mettre en scène, mettre en jeu, une part d'intimité sur un mode qui peut sembler provocant, mais qui renvoie à une demande de l'enfance j'ai pensé. « La confusion des langues » entre le sexuel et le tendre. Le coaching était très court mais c'est ça qui s'est déplié, dé-condensé, au fil des quelques séances.
Tout ça m'avait bien troublé quand même et j'avais écrit une note de blog sur cette histoire : « Qu'y a-t-il dans le sac d'une femme ? » Et puis un chapitre pour un ouvrage sur les désirs et les tabous, les fantasmes et les jeux de transfert en coaching. Toutes ces choses qui se trament en coulisses mais qu'on n'apprend pas du tout à l'école des coachs. Après ça, des coachs m'écrivaient qu'ils ne comprenaient pas trop, ils imaginaient que ce sac de femme, avec une fermeture éclair peut-être, c'était comme Vagina Dentata. C'est dingue, je n'avais jamais évoqué la fermeture éclair parce qu'il n'y en avait pas !
Bref. Là, je n'ai pas poussé plus loin mon enquête de l'été sur les sacs, les besaces et les musettes. Parce qu'un dimanche matin à l'heure de la messe, au vide-grenier de La Postolle – le village à-côté d'ici – j'ai découvert une grande besace de facteur. Pas du tout en bâche de camion mais dans une toile très épaisse et avec des lanières de cuir. Et dans une taille XXL aussi. Plus besoin de passer par Freitag ou l'un de ses F-Dealers. Ma lubie s'arrêtait là.

Sauf que cette histoire de bâche usée, recyclée, insistait. Oui, l'autre jour, sans réfléchir davantage, j'ai quand même craqué pour « me commander » – mais qui commande quand je me commande ? – me commander donc, un accessoire du monde Freitag. Le plus petit objet du catalogue : une pochette jaune, avec deux bandes rouges. Les couleurs du drapeau espagnol ! m'a fait remarquer Eva. Je n'avais pas remarqué. Là, il y avait une grosse fermeture éclair. C'était pour avoir sous la main et en vrac mes cartes bancaires, Navigo, Vélib', des pièces et tous les trucs qui se cachent souvent au fin fond du sac justement.

CODA : Il faut dire que chez Freitag, à un moment donné, il y a eu aussi un projet plus ou moins absurde. Oui, « FREITAG Ad Absurdum » pour récupérer de vieux sacs FREITAG, les retransformer en bâches de camion... puis à nouveau les recycler en sacs à dos ou à bandoulière... À l'infini. Parce que, là aussi, rien ne se perd...