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FéV 12

Freud, Jung et Sabina Spielrein

En écho au film A dangerous method, encore sur les écrans en ce moment, un article d'Élisabeth Roudinesco, historienne et psychanalyste, sur les relations singulières et complexes entre les deux fondateurs de la psychanalyse et Sabina Spielrein, amante de l'un, disciple de l'autre.

Entre Freud et Jung, entre le maître viennois et son disciple suisse, l'histoire a retenu une grande amitié, mais aussi une rupture fondamentale, à l'époque où s'élabore et s'affine l'une des plus grandes découvertes scientifiques du XXe siècle, la psychanalyse.

Freud, lui, est un universaliste, un matérialiste, culturellement très enraciné dans la Mitteleuropa et qui, depuis le début, craint que la psychanalyse ne soit assimilée à une « science juive » alors qu'il a pour cette discipline des visées internationales. Tous ceux qui participent en effet à l'élaboration de la discipline sont, à quelques exceptions, des Juifs viennois des Lumières, ce qu'on a appelé la Haskala. Freud est un Juif de culture allemande typique, qui conteste tout judaïsme religieux, qui n'approuve pas le sionisme mais qui se sent juif et condamne sans appel tout antisémitisme.

Jung, lui, vient d'un milieu culturel très différent. Il est le fils d'un pasteur protestant. Il a fait tourner les tables selon la tradition de sa famille maternelle, et il s'intéresse tôt à l'ésotérisme et au magnétisme. Il a clairement été antisémite et pendant la période nazie, il a collaboré depuis Zurich avec Göring, qui avait "aryanisé" l'Institut psychanalytique de Berlin. Jung dit qu'il veut protéger des psychothérapeutes juifs. Mais il écrit tout de même deux textes à la gloire du national-socialisme où il explique qu'il existe un inconscient aryen, un inconscient chinois, un inconscient juif, et que ce dernier est évidemment moins bien que le premier…
Jung n'écrit pas de textes ostensiblement nazis, mais son différencialisme le rend naturellement très proche de l'idéologie national-socialiste. S'il n'est pas allé plus loin dans son engagement, c'est qu'il était suisse, et ne pouvait donc prétendre jouer un rôle institutionnel en Allemagne comme le fit Heidegger par exemple. Cela dit, il faut bien comprendre la complexité de l'antisémitisme de Jung : il est en effet favorable à la création d'un État juif en Palestine, et estime que les juifs ont droit à une terre. Mais, au nom de son différentialisme, il n'aime pas les Juifs de la diaspora : le seul « bon Juif » pour Jung c'est le Juif de territoire avec des « racines ». Malgré cela, avant la Première Guerre mondiale, les Juifs et les antisémites se fréquentent, et Jung lui-même a des disciples juifs…

Tout aurait donc dû opposer les deux hommes, mais les événements de l'Histoire les rapprochent… Freud, à Vienne, s'occupe des névrosés et des hystériques. Or Jung, au Burghölzli, la clinique psychiatrique universitaire de Zurich, s'intéresse aux théories freudiennes pour soigner les fous et les psychotiques. L'occasion est formidable pour Freud, car le jeune médecin suisse lui ouvre ainsi la « terre promise » de la psychiatrie.

Entre les deux hommes, l'affection est immédiate et forte. Freud découvre en Jung un homme brillant, un esprit puissant. Il veut faire de lui son dauphin, malgré son antisémitisme. Si l'on peut penser que Jung représente à ses yeux un alibi contre l'accusation de « science juive » leur relation est sincère et profonde, presque celle d'un père et de son fils.

Pourtant, en 1914, Freud et Jung sont en désaccord radical sur le fond : Jung a en effet élaboré une théorie de la sexualité qui s'éloigne de celle de Freud qui s'en émeut et se fâche. Homme ouvert à la contradiction, Freud est un homme d'autorité qui exige l'obéissance et tient à garder la main sur le mouvement qu'il a fondé et qu'il anime.

Mais cette rupture était prévisible, car Jung n'a finalement jamais été freudien. Chez lui, l'inconscient biologico-psychique de Freud est en effet remplacé par un subconscient mythologique. Freud est un scientifique darwinien, avec des causalités rationnelles, tandis que Jung est un héritier des vieilles théories mythologiques du subconscient, pour qui la sexualité est une aspiration métaphysique. Sur le plan théorique, la révolution est freudienne. Jung, lui, appartient en réalité au passé. Et plus le temps passe, plus ce dernier évolue vers un syncrétisme religieux.

L'affaire Sabina Spielrein se superpose à es conflits, mais n'en est pas à l'origine. Jung a fait de sa jeune patiente son amante, et, contrairement à ce qu'on a pu lire parfois, il ne l'a pas instrumentalisée et leur histoire d'amour était parfaitement sincère. Jung s'en ouvre à Freud, qui lui conseille avec délicatesse de rompre sa liaison. D'une manière générale, Freud pense qu'il faut interdire toute relation sexuelle dans la cure psychanalytique (n'oublions pas qu'il analysera lui-même sa fille en 1918). Dès le début du mouvement, il n'est en effet pas rare que de telles choses se produisent : si Freud n'a pas de désir sexuel pour ses patients et n'a donc jamais transgressé l'interdit (quoi qu'en ait dit Jung plus tard pour se dédouaner), le grand psychanalyste Sándor Ferenczi, lui, tombe amoureux de sa patiente, l'épouse puis tombe de la fille de sa patiente. Ernest Jones aussi, et bien souvent aussi, après Sabina Spielrein… Tout cela va être réglementé à partir de 1920, pour éviter que l'on accuse la psychanalyse non plus seulement d'être une « science juive » mais aussi une science sexuelle et immorale !
C'est par toutes ces expériences amoureuses que peut finalement se théoriser la question du transfert entre l'analyse et son patient.

Si ces problèmes de relations affectives sont très fréquents, le cas de Sabina Spielrein est tout à fait particulier : elle arrive à la clinique en tant que patiente psychotique, aime et est aimée de Jung, guérit, et devient analyste. Quand elle fait le choix de sa méthode, ce n'est pas vers Jung qui l'a soignée mais vers Freud qu'elle se tourne. Non par vengeance envers son ancien amant qui décide de mettre fin à leur relation, mais par désaccord avec ce dernier.
Freud, qui la conseille, fait d'ailleurs attention à ce que les causes personnelles ne soient pas les raisons premières de son choix : si Sabina Spielrein se sent freudienne, c'est parce qu'elle est aussi matérialiste, qu'elle pense la « pulsion de mort ».
Elle n'apporte pas au Freudisme autant de nouvelles théories que Sándor Ferenczi ou Mélanie Klein mais, en fondant notamment le mouvement psychanalytique russe, elle y joue un rôle central.
Sa vie, surtout, est un véritable roman, à la croisée des chemins de deux fondateurs de la psychanalyse, amante de l'un, disciple de l'autre.

Propos recueillis par Olivier Celik. "Parole et guérison" de Christopher Hampton – L'avant-scène théâtre.
 

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En écho aussi à ces thèmes, jeudi 8 mars en bord de ciel : Désir, luxure, fantasme, passage à l'acte… Supervision décalée et avancée, taboue et en duo avec Eva Matesanz.
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